Une voix aimée pour briser le silence
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Après huit mois d’un silence forcé assourdissant, c’est la voix de Gérard Depardieu qui viendra enfin faire résonner les planches d’Anthéa. Suivront cinquante-neuf spectacles d’une programmation signée par son directeur, metteur en scène, auteur et comédien : Daniel Benoin. Réactions d’un homme de théâtre face aux turbulences du monde.
Vous avez décidé, à une heure encore très incertaine, de commencer la saison le 3 novembre, sans réduction de jauge. Quelle a été votre réflexion ?
J’ai d’abord été assailli de doutes. Je dirige des centres dramatiques nationaux depuis 45 ans et je n’avais jamais autant douté. Quelques coups de fil à des directeurs de théâtre, et je finissais la journée dans un brouillard absolu sur ce que je devais faire. Je mettais en place des plans A, B, C, D et plus encore. Vers mi-avril, j’ai pris la décision de repousser l’ouverture de la saison du 15 septembre au 3 novembre – juste après les vacances de la Toussaint pour « gagner » quinze jours – en pariant sur la possibilité d’avoir des salles pleines. Notre billetterie représentant 58 % environ de nos recettes, il était exclu de limiter la jauge. Ou bien on allait dans le mur, avant Noël… J’ai tenu ma décision et tout organisé en fonction de cette hypothèse-là.
Vous avez dû remanier votre programmation. Quelles ont été vos priorités ?
D’une part, je voulais, montrer des spectacles que le public aurait absolument envie de voir. Je me suis dit que les gens ne viendraient qu’en se disant « Je ne peux pas louper ça ! ». D’autre part, j’ai souhaité reporter un maximum de spectacles – une dizaine sur les 21 annulés – en privilégiant les compagnies un peu fragiles et les créations d’Anthéa. On retrouvera notamment le spectacle 1984 du Collectif 8, dont les représentations ont été interrompues en plein succès en mars dernier. Ou encore le Fétichiste, de Michel Tournier, dans une mise en scène de Paul Chariéras.
C’est le spectacle « Depardieu chante Barbara » qui fera l’ouverture. Pourquoi ce choix ?
Justement parce que cela fait partie des spectacles qu’on veut voir ou revoir. Je l’ai découvert le 27 juillet 2017 à Monaco. Un grand moment d’émotion. Avec son physique costaud de grand comédien, il vient dévoiler son âme féminine à travers les chansons de Barbara. Une âme féminine qui lui permet une telle interprétation. Avec cette carrure-là, venir nous dire : « Je suis une femme qui chante »…
J’avais déjà programmé le spectacle en septembre 2018 à Anthéa. Pour cette ouverture de saison tellement spéciale, je voulais absolument qu’il revienne. Les deux dates initiales étaient en octobre, période que j’ai bannie. Mais il a accepté de venir les 3 et 4 novembre. J’aimerais que toutes les ouvertures de saison montrent un spectacle exemplaire. Celui-ci l’est.
Participer à la réflexion sur l’histoire
est capital pour un homme de théâtre
En début de saison, est programmée la pièce d’Albert Camus « l’État de siège », sur la peste. Est-ce un hasard ?
Oui, la décision a été prise en janvier dernier. Et j’en suis heureux. Cette première grande pièce sur une épidémie, dans une mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, a déjà fait le tour du monde. Je suis très à l’affût de ce qui se fait et s’écrit aujourd’hui. J’aime parler d’actualité au théâtre. C’est un art des plus archaïques, avec des règles qui ne changent pas. Il doit donc sans arrêt être porteur de nouveautés. Pour un homme de théâtre, être « dedans » est capital.
Ainsi, vais-je monter Disgraced, la pièce d’Ayar Akhtar sur l’islamophobie, avec Sami Bouajila et Alice Pol dans les premiers rôles. Un avocat en vue au barreau de New-York rejette son héritage musulman pour faire carrière : c’est un thème très actuel. Participer à la réflexion sur l’Histoire me fascine aussi. Après la crise de 2007, j’avais monté le Roman d’un trader, de Jean-Louis Bauer avec Lorànt Deutsch (lire la critique).
Dans quelle mesure cette volonté de refléter l’Histoire guide-t-elle en général votre travail de metteur en scène ?
Avant tout, je visualise une mise en scène. J’étais peintre, dans ma jeunesse. Quand je construis un spectacle, j’assemble d’abord toutes les images que je veux mettre. Par exemple, avant le confinement, j’avais une vision du Macbeth de Verdi qui marchait très bien : tout se passait à l’Élysée, les sorcières étaient des femmes cheffes d’entreprise influentes, qui arrivaient en Chanel. J’avais traversé tout l’opéra pour vérifier la cohérence de l’ensemble. Puis, j’ai relu la Sorcière de Michelet. Cet essai m’a rappelé que bien des femmes du Moyen-âge étaient libres et refusaient la primauté de l’homme. Et finalement, j’ai retraversé tout Macbeth avec l’idée qu’à la guerre de 14-18, les femmes avaient pris le rôle des hommes, notamment en qualité d’ouvrières : ça collait. J’ai donc fait le choix de montrer une ville industrielle au lendemain de la première guerre mondiale : une lecture ouvertement féministe pour une pièce où transparaît un renversement de valeurs. La création aura lieu en mars prochain à Anthéa.
Ce déplacement dans le temps me plaît. C’est très intéressant de vérifier l’universalité d’une œuvre à la réalité d’une autre époque. Cette confrontation est une façon, aussi, de faire parler l’Histoire. Lorsque j’ai mis en scène Così Fan Tutte, j’ai déplacé l’intrigue pendant le tournage d’une série télévisée, en cherchant à relier notre monde aux années pré-révolutionnaires dans lesquelles j’avais précédemment situé les Noces de Figaro et Don Giovanni.
Vous aimez le plateau… plus que le bureau ?
J’ai toujours pensé que le directeur d’un théâtre devait aussi être un artiste. On ne peut, selon moi, diriger un théâtre que d’un plateau. Il faut savoir prendre tous les coups, tous les risques. Un jour, j’ai rencontré à Avignon un metteur en scène démoli par l’échec d’une première. Il avait pris toutes les balles en plein cœur, alors qu’aucune balle n’avait sifflé aux oreilles de son producteur.
Nous faisons dix ou douze productions ou co-productions par an. Si un spectacle ne se passe pas bien, je dois me mettre face aux balles. Je les prends en tant qu’artiste, non en qualité de directeur. Un directeur qui n’est pas aussi un artiste pourrait se dire que quelques ratés importent peu. Moi, je me sens visé, même s’il ne s’agit pas de mon spectacle. Un directeur artiste a son bureau sur le plateau. Il prend les coups. Je ne me sens pas « responsable de ». Je suis « avec », dans une solidarité évidente avec les artistes. Ils sont ici chez eux. ¶
Propos recueillis par
Florence Douroux
Anthéa théâtre d’Antibes • 260, avenue Jules Grec • 06600 Antibes
Tel. : 04 83 76 13 00
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