Écrire pour être joué. Risque ou plaisir ?
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
Il y a quelques jours, Jean‑Paul Alègre était présent à Rennes pour assister à la représentation de deux de ses pièces par des troupes amateurs. « Les Trois Coups » en ont profité pour l’interroger sur son rapport avec le plateau et avec les comédiens amateurs.
La troupe Thalie de La Mézière (Ille-et-Vilaine), mise en scène par Dorothée Liège, et le Théâtre du Coq-et de‑l’Âne de Vern-sur‑Seiche (Ille-et-Vilaine), mis en scène par Louis‑Guy Houssin, ont eu récemment le privilège de se produire devant Jean‑Paul Alègre. Ils ont joué les Cinq Dits des clowns au prince et Duo D.O.M-T.O.M. devant leur auteur et une salle aussi pleine qu’enthousiaste. C’est la salle de l’A.D.E.C. (Art dramatique expression culture), lieu ressource pour les troupes d’amateurs, qui accueillait cet évènement.
Qu’est-ce qui fait qu’un auteur comme vous, Jean‑Paul Alègre, choisisse comme terrain d’écriture le théâtre plutôt que le roman ou la nouvelle ?
Bonne question. J’aurais pu, effectivement, me tourner vers le roman, car j’ai toujours adoré écrire… Mais j’ai débuté très jeune dans le théâtre, après un séjour universitaire aux États-Unis. De retour en France, j’ai eu la chance de travailler au Théâtre du Soleil, puis de créer une compagnie, le Théâtre du Fil-d’Ariane. À partir de là, il était dans la logique des choses que j’écrive pour le théâtre. Publié très vite à L’Avant-scène Théâtre, mon éditeur, depuis, maintient une amicale pression pour que je puisse lui fournir régulièrement des pièces… À partir de là, je me suis donc uniquement consacré à l’écriture théâtrale. Avec une exception cependant. Lors de ma présidence des Écrivains associés du théâtre (É.A.T.), puis de la commission théâtre de la S.A.C.D. (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), j’ai été amené à écrire de nombreux textes non théâtraux dans le cadre de ces fonctions, ainsi que des préfaces pour des consœurs et des confrères… mais il s’agissait quand même de théâtre in fine !
Lorsque vous assistez à la représentation d’une de vos pièces, comment recevez-vous l’écriture scénique ou mise en scène qui en est faite ? Êtes vous parfois surpris ?
J’utilise souvent cette image : un auteur, c’est un peu comme un papa qui accompagne un de ses enfants qui va accomplir un voyage en bateau. Une fois les amarres larguées, donc le spectacle lancé, il ne peut qu’agiter la main sur le quai et souhaiter bon vent pour la traversée. C’est cela qui me fascine dans l’acte théâtral. Une fois dans la salle, je ne suis plus qu’un spectateur comme les autres, et le texte, mon texte, n’est plus vraiment le mien mais celui de la compagnie qui s’en est emparé. Donc, oui, que de surprises ! Souvent excellentes, parfois décevantes, toujours passionnantes. J’ai vu, par exemple, Deux tickets pour le paradis, à Tokyo, dans un théâtre suréquipé, avec des moyens techniques époustouflants. Deux semaines plus tard, je voyais la même pièce au Togo avec un projecteur unique pour tout éclairage. Incroyable ! Le même texte, mais pas du tout le même spectacle… et cela c’est absolument magique.
Arrive-t-il parfois qu’une mise en scène propose une lecture à laquelle vous n’aviez pas pensé ?
Bien sûr. Chaque metteur en scène apporte son univers. Chaque compagnie apporte son éclairage. Et chaque public apporte sa réception qui influe directement sur le devenir du texte. Par ailleurs, une pièce va connaître des réceptions différentes suivant les époques. Des pièces que j’ai écrites il y a parfois plus d’un quart de siècle, comme les Cinq Dits des clowns au prince, qui parle de la force démocratique du spectacle vivant face aux dictatures et à l’intolérance, retrouvent une nouvelle vie, une nouvelle acuité, avec les évènements terribles que nous vivons en ce moment.
D’après les statistiques de la Fédération nationale des compagnies de théâtre et d’animation, vous êtes un des auteurs vivants les plus joués en France. Vous êtes également traduit dans une vingtaine de langues et présent dans plus de trente pays. Incontestablement, vous êtes aussi un des auteurs les plus joués par des groupes d’amateurs et vous tenez le plus souvent possible à venir voir leur travail. Peu d’auteurs ont cette générosité. Pensez-vous qu’il y a quelque chose de spécifique ou de singulier dans la façon dont les amateurs appréhendent vos textes ?
Oui, j’ai cette chance de voir mes textes joués un peu partout dans le monde, dans des langues aussi diverses que le japonais, l’arabe moderne, l’italien, l’ukrainien, le grec et, effectivement, une vingtaine d’autres, dont le breton, le gallo… La chance aussi de voir ces textes repris par des centaines de compagnies d’amateurs en France. Merci pour le terme de générosité, mais je le remplacerais volontiers par courtoisie, reconnaissance… Comment, en effet, ne pas venir soutenir, dans la mesure de mes possibilités, ces compagnies, ces équipes, donc ces femmes, ces hommes, souvent ces adolescents, ces enfants, qui vont vivre plusieurs jours, plusieurs semaines de leurs vies avec mes mots ?
Pour répondre plus précisément à votre question, les amateurs amènent une chose essentielle à l’acte théâtral, contenue d’ailleurs dans la définition du mot. Ils aiment. Lorsqu’ils choisissent un texte, c’est pratiquement uniquement sur ce critère de désir profond de se l’approprier pour quelques mois. Attention ! Je ne dis pas que ce moteur est moins fort chez les professionnels ! Mais il y a, chez eux, des contingences et des impératifs économiques bien entendu beaucoup plus envahissants. Après, j’ai coutume de dire qu’il n’y a pas de spectateur amateur ou professionnel. Une fois dans son fauteuil, on vibre, on reste indifférent, on s’émerveille, on s’agace… on s’endort même parfois ! Au moins s’endort-on collectivement, côte à côte, ce qui est déjà un signe fort par les temps qui courent !
Ce soir, deux générations d’acteurs amateurs ont joué deux de vos textes. Et vous, lorsque vous écrivez, vous représentez-vous déjà qui pourra jouer le texte ? Est-ce une dimension de votre écriture ?
Encore une question pertinente ! J’adore quand de jeunes acteurs s’emparent des textes contemporains, les miens comme ceux de mes consœurs et confrères. J’ai beaucoup milité, aux É.A.T. et à la S.A.C.D., pour que notre répertoire soit diffusé le plus largement possible. C’est essentiel pour l’avenir du théâtre ! La version des Cinq Dits que j’ai vue à Rennes, en effet, présentée par de jeunes comédiennes et comédiens, était impressionnante. D’abord, c’était fort bien joué dans une mise en scène efficace, inventive. Ce qui est essentiel, convenons-en. Ensuite, la jeunesse même de cette équipe renforçait la portée « politique » du spectacle. Jouer un dictateur, un prince qui veut supprimer les arts du spectacle, quand on a une vingtaine d’années, cela donne une sorte de force immédiate à la représentation. Ces jeunes gens et jeunes filles sont l’avenir de notre société, de notre démocratie, et c’est eux qui décideront quelle place sera donnée au spectacle vivant dans celle-ci. Il y avait donc un côté très émouvant à les voir s’investir à ce point dans leur spectacle.
Les deux comédiens plus âgés, d’une autre génération, qui ont joué Duo D.O.M.-T.O.M., vous avez raison, complétaient parfaitement le propos.
Dans un beau spectacle, simple, chaleureux, à la fois drôle et nostalgique, ces deux acteurs ont parfaitement joué leur partition. Enfin, pour être complet dans ma réponse, je n’écris jamais en fonction des éventuelles compagnies qui vont me jouer. C’est d’ailleurs un mystère, ce choix effectué par les compagnies. Pourquoi tel texte à tel moment ? J’écris donc, et après je laisse ce mystère se mettre en place comme il l’entend.
Pensez-vous que le théâtre peut jouer un rôle dans notre perception de l’état du monde ? Je pense à votre texte sur Hiroshima, par exemple.
Ma réponse risque de me mettre en contradiction avec ce que je viens de vous dire. Moi, Ota, rivière d’Hiroshima a en effet été écrite pour une équipe précise, suite à la demande du maire de cette ville. La création a eu lieu à Tokyo, dans une traduction et une mise en scène d’une figure du théâtre japonais, Masako Okada. Je savais donc pour qui était ce texte. Mais la création francophone, magnifique, exceptionnelle, à laquelle j’invite vraiment tous vos lecteurs à assister, était plus inattendue pour moi. Le travail de la compagnie suisse TA58 et de son génial metteur en scène Cédric Laubscher a été pour moi un véritable coup de poing. Cela peut-il changer les choses dans notre monde ? Restons réalistes : sans doute pas. Par contre, le fait que ce genre de spectacle puisse avoir lieu est un bon indicateur de l’état de notre société, oui. Que des fanatiques, des fous furieux, s’attaquent aux œuvres d’art, au spectacle vivant, c’est bien la preuve du pouvoir que nous avons. Modeste individuellement, mais immense quand toutes ces paroles se regroupent. C’est pourquoi des sites comme le vôtre sont si importants. Porter la parole des artistes, parler des spectacles, c’est une manière de rappeler, toujours, à quel point nous sommes là pour témoigner sur notre époque. Et nos armes à nous sont le rire, les larmes, l’humour, l’émotion, la poésie, le geste, les cris, les chuchotements, le verbe…
Merci, Jean‑Paul Alègre.
Propos recueillis par
Jean-François Picaut (avec le concours de Suzanne Héleine et Louis‑Guy Houssin)
Photos : © D. R.
Une réponse
Ne connaissant JP Alègre que par le duo et les loups, je vois qu’il a écrit un paquet de pièces qui me donnent envie de les lire. Un auteur éclectique, ce n’est peut-être pas si courant que ça. Merci pour cet entretien Louis-Guy ! (et Jean François que j’entends parfois sur Radio Rennes).