Le songe d’une nuit de printemps
Florence Douroux
Les Trois Coups
Une danse, une étreinte dans la nuit, l’emballement d’un cœur adolescent pris dans une ivresse amoureuse… Alain Batis met en scène « Pluie dans les cheveux », de Tarjei Vesaas, et nous livre une proposition fidèle à l’esprit des légendes dont l’auteur est familier. Il flotte un parfum presque surnaturel dans cette croisée des chemins arpentés par quatre jeunes gens, dont le vertige intérieur, lui, est pourtant bien réel.
Après Claude Régy qui marqua les esprits avec Brume de Dieu et La Barque le soir, Alain Batis s’empare à son tour d’un récit de Tarjei Vesaas, auteur norvégien majeur de sa génération (1897-1970). Toute l’œuvre, écrite en nynorsk (néo-norvégien) est empreinte d’une oscillation marquée entre réalisme terrien et onirisme de légende : ainsi Les Oiseaux (1957), L’Incendie (1961) et le Château de glace (1963).
Dans l’univers du poète, les oiseaux savent parler aux cœurs simples, les palais de glace enchantent la mort de petites filles saisies dans la tempête, une caresse le long d’un bras dissipe l’angoisse d’un cœur éperdu. Loin de tout lyrisme, Vesaas Tarjei tient son écriture pudique en lisière, au bord de l’imperceptible. On souhaiterait « devenir son ami », confiait Rilke à Rodin en 1902. En tout cas, l’année de sa disparition, son nom s’imposait pour le Prix Nobel.
Balade nocturne
Autant dire que l’on s’attend, avec toute nouvelle création, à pénétrer un monde de mystères et de symboles, en lien profond avec une nature omniprésente. Pluie dans les cheveux nous emmène doucement dans une balade nocturne. C’est la fête du printemps. Valborg quitte le bal pour marcher seule la nuit, dans la forêt. Elle savoure le souvenir d’une danse et d’une étreinte avec Per. Elle est rejointe par Björn, l’ami d’enfance amoureux d’elle, puis par Kari, éprise du timide Knut. Isolée, énigmatique, il y a Siss, qui n’a d’yeux que pour Björn. Tout sauf une bluette, dans cette expression toute en retenue de la naissance du sentiment amoureux. Ils n’ont pas dix-sept ans, ils exultent dans leurs premiers émois.

Au long des sept tableaux composant la pièce, les quatre adolescents arpentent les chemins de l’inconnu dans un parcours qui devient quête personnelle : ils vont de découverte en découverte, sur eux-mêmes ou les autres, sans autre action que cette déambulation au cœur de l’intime et de l’étrange. Dans ce temps suspendu, l’infini des possibles se dessine. L’instant se dilate. L’auteur a saisi ce qui affleure, la grâce soudaine d’un moment fragile.
Une « nudité de jeu »
Il fallait un metteur en scène de grande délicatesse pour donner tout son sens à ce texte de l’indicible qui ne laisse place à aucune action. Pour incarner son quatuor, Alain Batis choisit des jeunes comédiens issus du conservatoire régional de Nancy-Metz, qu’il dirige en leur demandant une « nudité » de jeu. Nous nous laissons prendre, petit à petit. Comme si, nous aussi, nous devions savoir écouter. « Écouter, sans remplir », disait le grand auteur norvégien Jon Fosse, contemporain de Tarjei Vesaas, à l’adresse des auteurs, metteurs en scène ou comédiens.
Dirigés dans cet esprit avec une précision qui n’échappera à personne, tous quatre laissent ici s’exprimer et respirer le texte, comme si, au lieu de vouloir faire, ils se laissaient traverser. Les mots et les sons vont leur rythme, les silences font leur œuvre. Nous avons la sensation de nous trouver sur un seuil, dans un flottement. En cheminant attentivement, nous pouvons lire entre les lignes la partition fidèlement retranscrite par ce jeune quatuor au talent prometteur.


À côté de Romane Wicker, Victoria Fago et Mélina Fagot, Yann Malpertu campe un Björn déconcertant de naturel, jeune héros romantique un brin déjanté. Longs cheveux au vent, veste orange, il circule à vélo, croise et recroise les jeunes filles, mais il est éconduit : « Bon. Je me remets en selle. Malgré tout. Ceci n’est rien. Ça pourrait être beaucoup, mais. Quand ce n’est rien ». Toute l’épure de ce texte peu facile à appréhender, déroutant dans son apparente banalité, sonne ici juste et bien.
Dans la brume d’un sous-bois
De longs et minces troncs d’arbres suspendus oscillent imperceptiblement, dans un très léger balancement qui nous suggère la vibration singulière d’une forêt refuge, amie accueillante de cette nuit d’émoi. Au sol, des matières végétales nous feraient presque ressentir une odeur de feuilles humides. Et Il nous semble percevoir cette bruine omniprésente et douce, agissant comme un filtre d’amour. « Ce n’est même pas vraiment de la pluie ! C’est juste quelque chose. Quelque chose qui se dépose sur nous », dira Valbörg.

Il y a là une atmosphère un peu surnaturelle, renforcée par les apparitions lumineuses de Siss, couronnée d’un diadème, immobile et droite comme un sapin. Une présence énigmatique, presqu’une Reine de la nuit, qui surgit ou s’efface doucement, comme dans un songe. Faisceaux, halos, cercles, clairs-obscurs, dessinent les visages et les gestes, tracent les sentiers et les clairières. Ils nous font glisser vers l’étrange, tout comme cette musique live de Guillaume Jullien, dont la composition un peu planante, évoquant le battement de cœur et le mystère, est en belle osmose avec cette atmosphère de brume.
Tout en faisant résonner à sa juste intensité la grande question de Valborg, débordée d’émotions, « qu’est-ce que je dois faire de ça ? », cette adaptation n’oublie pas la joie inhérente à la jeunesse, dont elle célèbre aussi la légèreté : « On n’est pas sérieux quand on dix-sept ans / et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade ».
Florence Douroux
Pluie dans les cheveux, de Tarjei Vesaas
Le texte est édité aux éditions La Barque
Site de la compagnie
Mise en scène : Alain Batis
Avec : Victoria Fagot, Mélina Fagot, Romane Wicker, Yann Malpertu
Durée : 1 h 15
Dès 12 ans
Théâtre de l’Épée De Bois • Cartoucherie • Route du Champs de Manoeuvre • 75012 Paris
Du 4 au 21 décembre 2025, du jeudi au samedi à 19 heures, samedi et dimanche à 14 h 30
De 12 € à 24 €
Réservations : en ligne ou 01 48 08 39 74
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « L’Enfant De Verre », Léonore Confino, Géraldine Martineau, Alain Batis, par Léna Martinelli
☛ « Des Larmes d’eau Douce », Jaime Chabaud, Alain Batis, par Léna Martinelli
Photos : © Patrick Kuhn


