« L’Enfant de verre », Léonore Confino, Géraldine Martineau, Alain Batis, Théâtre de l’Épée de Bois, Paris

L’Enfant-de-verre-Léonore-Confino-Alain-Batis © Patrick-Kuhn

Briser le silence

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Après les droits bafoués de l’enfance, Alain Batis se penche sur les secrets de famille, avec « l’Enfant de verre », une exploration sensible et poétique qui tend à une réparation intime et collective. Une mise en scène soignée et pleine de vivacité qui révèle la puissance d’un texte ciselé et éloquent, porté par sept comédiens formidables.

Après une ouverture glaçante – des appels au secours dans une nuit traversée de lueurs – la pièce commence par les préparatifs d’un mariage, celui d’Hella, la fille aînée de la famille Kilvik. Au programme : excitation, effervescence et… désillusions. Esther, la mère, craque. Allez hop ! Tout le monde au lit avant même la pièce montée. On n’aura rarement vu mariage aussi bref ! D’abord, Liv, la cadette, est soulagée de ne pas perdre sa sœur choyée mais pour peu un temps. Ce jour-là, comme toutes les jeunes filles de 15 ans de cette famille, elle hérite d’une mésange de verre. Or, dans la nuit, elle la brise. L’édifice va se fissurer.

Paume en sang

Pourquoi donc serrer si fort les poings ? Entourés de mystère, les personnages vivent dans une forme de déni apparemment nécessaire à leur survie. L’hyper protection est le symptôme de peurs ancestrales, causes de mal-être, entre dépressions et malaises. Les hommes ne sont guère plus équilibrés : Frederik, le père, se ressource en pêchant et se noie dans l’alcool ; Nino, le mari d’Hella, bien sous tous rapports, est un gendre un peu trop parfait pour être honnête.

Pio, souffleur de verre, va apporter du baume au cœur, apaiser. Il n’a pas sa langue dans sa poche, lui, mais tellement de bon sens. Anja, grand-mère fantasque, attrape toutes les mains autour d’elle, dont les siennes, si promptes à soigner. Elle qui, petite, n’a pas connu sa mère, se raccroche à ce qu’elle peut. Aux branches, comme une créature impossible à garder en cage, car c’est elle qui peut livrer les clés de l’énigme. Et pas ce maudit oiseau de verre !

Transgénérationnel à l’œuvre

Léonore Confino et Géraldine Martineau démontent les mécanismes visant à privilégier les non-dits aux révélations choc, nous aident à décrypter les faux-fuyants, remontent la chaîne de transmission. En ellipses et en flashs back, la construction dramatique est d’une efficacité redoutable, avec une avancée dans l’intrigue à pas feutrés et de subtils clins d’œil aux maîtres symbolistes et scandinaves, Ibsen et Maeterlinck. Nourrie de métaphores, la pièce rend admirablement bien compte de la trop fréquente perversité de l’écosystème familial et social : étouffer les cris et fermer les yeux, enfouir les traumas sous un matelas de silence et effacer la mémoire. L’ambiguïté comme acharnement anti thérapeutique.

En quoi le silence et les mensonges favorisent-il la transmission des violences ? « Tout ce qui ne se dit pas se répète », écrit le psychanalyste Bruno Clavier. Dans son livre les fantômes familiaux, il formule l’hypothèse qu’on peut être « assiégé » dans son inconscient par ses ancêtres.

Ce projet de création porté par La Mandarine Blanche s’inscrit dans le cadre d’un compagnonnage entre Léonore Confino et Alain Batis. On retrouve la sensibilité de ce metteur en scène, attentif à chaque détail. L’onirisme insuffle légèreté et profondeur à un sujet douloureux, complexe. Le théâtre humanise et la danse apporte de la grâce. Beaucoup de douceur aussi.

Entre réel et onirisme

Sans didactisme, ni jugement, les mots de cette fable ouvrent plus qu’ils n’enferment, les images donnent à respirer. La poésie nous aide à appréhender le sujet autrement que par le traitement sensationnel de l’actualité. En explorant les zones troubles au risque de la beauté, en révélant l’indicible comme par magie.

Dans ce monde tu, les personnages sont mus par le besoin de dire. Alors, les corps empêchés chutent, parlent, exultent. Les interprètes traduisent de façon très juste l’état de paroxysme des protagonistes jusqu’à ce qu’ils retrouvent l’élan vital, la joie, malgré la tempête intérieure. Décalés, emportés dans un cyclone émotionnel, dévastés, ils finissent debout, unis face à la situation. Avec une mention spéciale pour Blanche Sottou (Liv) et Anthony Davy (Pio), aux jeux plus nuancés, moins mélodramatiques.

Un spectacle lumineux

La famille évolue sur ce tapis mouvant et sous le lustre imposant, dans un univers qui oscille entre transparence et opacité, focal et infinitude. Les parois réfléchissent une réalité qui vacille. Les miroirs déformants éblouissent en même temps qu’ils troublent. Cernés de part en part, les personnages se confrontent aux éléments, comme au déni, franchissent le mur du silence, tracent leur chemin. Quelque part dans les mers du Nord et partout ailleurs. Comme l’évoque la très belle scénographie, il ne faut pas se fier aux apparences. Translucide et lisse, avant de devenir verre, chaque grain de sable est d’abord rugueux.

Entre clair-obscur, fulgurances et enfouissements, le travail sur les lumières et le son est aussi remarquable. Percussions cristallines, bris de verre et composition ouvrent de vastes espaces, y compris temporels, propices aux résonances.

Aussi lumineux qu’inquiétant, fragile que tranchant, cet Oiseau de verre touche le public. Ce récit captivant à la dimension universelle lève les tabous et panse les plaies. Merci infiniment. 🔴

Léna Martinelli


L’Enfant de verre, de Léonore Confino et Géraldine Martineau

La Mandarine Blanche
Mise en scène : Alain Batis
Avec : Sylvia Amato, Delphine Cogniard, Laurent Desponds, Anthony Davy, Julie Piednoir, Mathieu Saccucci, Blanche Sottou
Collaboration artistique : Emma Barcaroli et Amélie Patard
Complicité dramaturgique : Jean-Louis Besson
Scénographie : Sandrine Lamblin
Musique : Cyriaque Bellot
Costumes : Jean-Bernard Scotto
Lumières : Nicolas Gros
Perruques, coiffures et maquillages : Judith Scotto
Conception et fabrication marionnette : Malory Clément, Hélène Thomas, Thierry Desvignes, Thomas Gebczynski
Régie générale : Nicolas Gros
À partir de 12 ans
Durée : 1 h 35

Théâtre de l’Épée de Bois • Cartoucherie • Route du Champ-de-Manœuvre • 75012 Paris
Du 7 au 23 décembre 2023, du jeudi au samedi à 21 heures, samedi et dimanche à 16 h 30
De 10 € à 22 €
Réservations : en ligne ou au 01 48 08 39 74

Tournée 2024 ici :
• Le 9 janvier 2024, Maison des Arts du Léman, à Thonon-Les -Bains (74)
• Le 26 janvier, Théâtre de Saint-Maur (94)
• Le 2 février, Espace 110, centre culturel d’Illzach (68)
• Le 6 février, Théâtre des 2 Rives, à Charenton-Le-Pont (94)
• Le 14 février, Théâtre Jacques Brel, à Talange (57)
• Le 5 mars, Centre des bords de Marne, à Perreux-sur-Marne (94)
• Le 8 mars, Théâtre de Suresnes Jean Vilar (92)
• Les 14 et 15 mars, Espace Bernard-Marie Koltès, scène conventionnée de Metz (57)

Photos : © Patrick Kuhn

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