« Des larmes d’eau douce », Jaime Chabaud, Théâtre Épée de Bois, Vincennes

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Manège (dés)enchanté

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Pour sa dernière création, Alain Batis adapte pour la première fois en France l’auteur mexicain multiprimé Jaime Chabaud. Sa fable moderne écologique conjugue réflexion, poésie et émotions. À portée politique, cette parole délicatement mise en scène touche en plein cœur. Un très joli spectacle à voir dès 7 ans, mais surtout en famille.

Dans Face de Cuiller (de Lee Hall), Alain Batis avait déjà donné la parole à une enfant « différente ». Ici, Sofia est un « phénomène » au yeux de certains, ce qui l’affecte beaucoup, elle l’hyper sensible. Alors, elle pleure. Heureusement, sa grand-mère la protège, car ses larmes, tout aussi spéciales, sont d’eau douce, ce qui représente un trésor inestimable pour leur village qui souffre de la sécheresse. De fait, le maire comprend vite l’intérêt financier de ce don insoupçonné… La soif de profits n’a pas de limite !

Très inspiré par certains auteurs contemporains, Alain Batis affectionne aussi tout particulièrement les contes, extraordinaires machineries à rêves, et les fables, de celles qui vous émerveillent tout en vous alertant sur des problèmes universels. Certes, ce spectacle touche à notre part d’enfance, mais il soulève des questions pouvant être posées à tout âge, comme la crise climatique, l’épuisement des ressources, l’importance de la transmission, la maltraitance des enfants, la propriété.

Scénographie marionnettique et végétale

Alain Batis, qui veut « raconter ce fil entre humanité et inhumanité », croise souvent théâtre, marionnettes, ombres, musique au service du propos. Ici, il s’appuie sur le récit, limpide, qui alterne subtilement narration et dialogue, avec de judicieux flash-back propices à solliciter l’imaginaire. Une histoire sans repères temporels ou localisation précise qui nous concerne tous.

Comme une conteuse, la grand-mère intervient à la fois comme narratrice et protagoniste. Sylvia Amato et Thierry Desvignes assurent manipulation et jeu. Portant littéralement le spectacle, ils parviennent à faire vivre tout un village. Autour de Sofia et de Felipe, son ami, le maire, le curé et le père, personnages hauts en couleurs, fomentent leurs coups bas. La cupidité des hommes aura-t-elle raison des forces (sur)naturelles en présence, à commencer par les enfants, marionnettes graciles et pures comme des anges ?

Convoqués par la grand-mère, au cœur d’un tapis de feuilles et de branchages déserté par la vie, ces personnages s’animent sous nos yeux, fascinés. Les pantins et les costumes sont d’inspiration végétale. Peu à peu, la parole se libère du cercle de lin, symbole de la fragilité de notre planète. Sofia finira-t-elle fanée ? L’amour la sauvera-t-elle ?

La ronde des cœurs

Raffinée, la mise en scène est servie par un équilibre maîtrisé entre théâtre,  marionnette, arts visuels et musique. Les éléments de jeu sont suspendus dans un kiosque circulaire. De cet espace finement serti surgissent différents lieux, comme par magie. Des toiles mobiles permettent du théâtre d’ombre – magnifique – même si le manège est plutôt désenchanté. D’ailleurs, les lumières sont très réussies, évoquant tantôt la chaleur accablante, tantôt la froideur des bourreaux, dans des atmosphères changeantes. La musique live, empreinte de sons naturels et électro-acoustiques, accentue les frictions entre artisanat et quête de modernité. Entre fable onirique et cruauté du réel.

Alain Batis tisse magnifiquement les fils pour raconter les droits bafoués de l’enfance et de la nature, mais aussi les forces invisibles. Bien que lucide sur la violence du monde, il suggère avec délicatesse la part de merveilleux inhérente au récit, dont les ressources de la matrice. Ni édulcoré, ni moralisateur, il transcende notre regard sur l’inhumanité pour, peut-être, nous aider à transformer les larmes en sources prolifiques. Pour plus de douceur. 🔴

Léna Martinelli


Des larmes d’eau douces, de Jaime Chabaud

Traduction : Françoise Thanas
Publié aux Éditions Théâtrales Jeunesse
Site de la Mandarine blanche
Mise en scène : Alain Batis
Avec : Sylvia Amato (comédienne), Thierry Desvignes (comédien marionnettiste), Guillaume Jullien (musicien)
Dramaturgie : Jean-Louis Besson
Création marionnettes : Thierry Desvignes, Thomas Gebczynski, Lydia Sevette
Musique : Guillaume Jullien
Lumière : Nicolas Gros
Costumes : Jean-Bernard Scotto assisté de Cécilia Delestre
Collaboration artistique : Amélie Patard, Lydia Sevette, Sayeh Sirvani
Collaboration sonore : Jérôme Moulin
Régie générale et lumière : Nicolas Gros
À partir de 7 ans
Durée : 65 minutes

Théâtre de L’Épée de Bois • Cartoucherie de Vincennes • Route du champ de manœuvre • 75012 Paris
Du 8 au 18 décembre 2022
De 10 € à 22 €

Tournée 2023 :
• Les 29 et 30 janvier, CREA / Festival Momix, scène conventionnée d’intérêt national art et création « Art, Enfance, Jeunesse »
• Le 17 février, Espace Jean Moulin de Villiers-sur-Marne (94)
• Le 14 avril, Théâtre Louis Jouvet de Rethel, scène conventionnée d’intérêt national art et création (08)
• Les 25 et 26 mai, Espace Bernard-Marie Koltès de Metz, scène conventionnée d’intérêt national écritures contemporaines (57)

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