Entretien avec le collectif Le Grand Cerf Bleu

« Jusqu’ici tout va bien », du collectif Le Grand Cerf Bleu © Laurier Fourniau

« Faire confiance à sa démesure »

Par Bénédicte Fantin
Les Trois Coups

Le mot trio prend tout son sens quand on rencontre Laureline Le Bris-Cep, Gabriel Tur et Jean-Baptiste Tur, les membres fondateurs du Grand Cerf Bleu. La répartition fluide de la parole entre les trois comparses manifeste une complémentarité évidente, en habitués de l’écriture à six mains. Entretien avec trois têtes pensantes.

Avec deux créations à son actif – Non c’est pas ça ! Treplev Variation, lauréat du prix du public du Festival Impatience en 2016, et Jusqu’ici tout va bien, en tournée jusqu’à la fin de l’année 2018 –, le Grand Cerf Bleu a déjà une signature bien reconnaissable. La dramaturgie de l’accident, l’absence de « quatrième mur », le rapport au présent sont autant d’ingrédients qui donnent lieu à des spectacles surprenants et drôles.

Leurs créations sont aux prises avec des thématiques contemporaines : Non c’est pas ça !, une digression réjouissante autour de la Mouette de Tchekhov, met en question le diktat de la course à la réussite, tandis que Jusqu’ici tout va bien, une comédie grinçante lors d’un réveillon, parle de la difficulté d’être ensemble. Leur prochaine création s’attachera à la figure ambiguë de Robin des Bois. L’exploration de l’imaginaire collectif jalonne les créations du Grand Cerf Bleu. Elle suscite différents niveaux de lecture pour des spectacles grand public. Toujours à la recherche de formes nouvelles, le collectif n’oublie pas pour autant de mettre les formes au service de leur propos.

Comment est né votre collectif ?

Laureline Le Bris-Cep : On faisait tous les trois des mises en scène de manière individuelle. Gabriel et moi avons fait la même école, l’École régionale d’acteurs de Cannes (ERAC). On avait vu nos travaux respectifs et on s’est retrouvés sur des points de recherche communs, comme le rapport avec le public ou l’écriture au présent. On s’est alors réunis autour d’une envie commune : monter laMouette de Tchekhov. L’idée de base était vraiment de monter la pièce avec tous les personnages. Pour diverses raisons, ça ne s’est pas fait et on s’est retrouvés tous les trois… On s’est dit qu’on allait faire un travail autour de ce ratage.

Jean-Baptiste Tur : On s’est retrouvés à Valras-Plage, une station balnéaire à côté de Béziers, dans une maison proche d’un camping. On avait déjà l’idée d’un camping comme cadre pour notre Mouette. Dans cette petite maison de Valras, on s’est dit qu’on pourrait se concentrer sur le monologue de Treplev.

Laureline Le Bris-Cep : Treplev est un personnage auquel on pouvait s’identifier facilement : jeune, idéaliste, qui commence sa vie d’artiste et cherche à créer des formes nouvelles. On s’est interrogés sur ce qui pourrait faire office de forme nouvelle pour nous. On a plutôt cherché un processus nouveau, du moins pour nous, à savoir : mettre en scène, écrire et jouer à trois. On a commencé à mettre en place ce processus créatif et le Grand Cerf Bleu est né. Plus qu’un collectif, on préfère parler de trio.

Jean-Baptiste Tur : Oui, il est important de souligner qu’on se considère davantage comme un trio. Il y a beaucoup de collectifs qui n’en sont pas vraiment, avec un metteur en scène derrière une écriture commune.

Gabriel Tur : …ou un directeur artistique qui choisit les projets. Nous nous définissons comme un trio, car nous sommes vraiment trois à décider du projet et à le défendre, même si d’autres personnes travaillent régulièrement avec nous.

Vous ne faites pas appel à un regard extérieur ?

Laureline Le-Bris Cep : Seulement une fois l’objet abouti.

Jean-Baptiste Tur : À la fin des répétitions, on essaie d’avoir plusieurs regards extérieurs, justement pour qu’il n’y a ait pas une seule personne qui donne son avis.

Laureline Le Bris-Cep : C’est aussi utile pour s’autoriser à aller franchement dans le jeu et arrêter de se regarder, comme nous sommes également acteurs dans nos projets.

Jean-Baptiste Tur : On essaie aussi de filmer toutes les improvisations.

Pouvez-vous expliquer ce processus créatif fondé sur l’improvisation ?

Gabriel Tur : On travaille à partir d’improvisations mais aussi à partir de textes qui nous inspirent. Pour Non c’est pas ça !, La Mouette servait de matériau de base. Mais il y avait aussi des textes d’Edouard Levé, des écrits sociologiques, des lettres de Tchekhov et des improvisations sur la thématique du ratage. Pour notre dernier spectacle, Jusqu’ici tout va bien, on a travaillé sur des textes de Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié notamment, et sur les travaux de Martyne Perrot, une sociologue spécialiste de Noël.

Jean-Baptiste Tur : On a lu beaucoup sur la xénophobie et vu beaucoup de reportages. On s’intéressait à des thèmes comme la montée du Front National, la xénophobie, le bonheur… On accumule de la matière vidéo et des musiques sur la plateforme Pearltrees en créant des arborescences thématiques.

Laureline Le Bris-Cep : Pour Jusqu’ici tout va bien, on ne partait pas d’un texte préexistant contrairement à notre premier spectacle. Nous voulions tout écrire. On s’est donc abreuvés de nombreuses sources sur le rituel de Noël, mais aussi sur les thématiques qu’on voulait aborder : la recherche du consensus, les préjugés, la peur de l’autre…

Jean-Baptiste Tur : Plus que les comportements xénophobes et racistes, on voulait interroger les moteurs profonds de la peur de l’autre.

Donc l’idée, c’est de multiplier les recherches pour nourrir vos improvisations ?

Laureline Le Bris-Cep : Oui, on arrive chargés de ces bagages sur le plateau. On lit aussi beaucoup avec les acteurs, au début des répétitions. On se ménage une heure pour se retrouver tous à la table afin de lire et échanger. On a aussi travaillé à partir d’histoires de comédiens, de leur vie.

Selon la méthode du « storytelling » utilisée par Thomas Ostermeier, lorsqu’il demande aux comédiens de mettre en scène leur propre histoire à partir d’une situation extraite de la pièce qu’il travaille ?

Laureline Le Bris-Cep : C’est un peu ça. L’un de nos exercices s’appelle les autofictions et se rapproche du « storytelling ». 

Jean-Baptiste Tur : À la différence près que Thomas Ostermeier utilise cet exercice pour travailler une scène précise de la pièce qu’il monte afin que l’expérience du comédien nourrisse la scène déjà écrite. Notre exercice n’est pas inspiré d’une scène préexistante puisque la pièce n’est pas encore écrite. On dit juste : « Raconte nous le jour où tu t’es fait rejeter », par exemple, ou « un dîner qui s’est mal passé ». 

Gabriel Tur : Ce qu’un comédien a apporté peut servir à alimenter le parcours d’une autre figure. C’est un processus de création assez interactif.

Laureline Le Bris-Cep : En dehors des improvisations, on se retrouve tous les trois pour écrire à partir des improvisations filmées et de nos notes. Celles-ci font office d’énorme banque de données dans laquelle on peut puiser pour construire notre texte.

Jean-Baptiste Tur : En général, dans un processus d’écriture de plateau, les improvisations se précisent et le metteur en scène procède à une forme de collage. Nous ne fonctionnons pas comme ça. Les improvisations ne sont pas gardées, mais elles nous servent à avancer dans l’écriture de l’histoire. Aucun moment improvisé n’apparaît finalement tel quel dans le spectacle. Les improvisations servent à savoir ce qu’on veut raconter, et comment.

Il n’y a plus de place laissée à l’improvisation durant les représentations ?

Jean-Baptiste Tur : Non. On se rend même compte que dans Jusqu’ici tout va bien, plus on gagne en précision durant les représentations, plus les enjeux sont lisibles. Parce que le spectacle est construit en diptyque. La première partie se passe au salon, comme si le public était invité à fêter Noël avec nous, comme s’il était un membre de la famille. C’est la façade sociale. On essaie que tout aille bien. Puis, au bout d’une heure, le décor tourne et on voit la même soirée depuis les cuisines. Les non-dits de la première partie prennent leur sens dans la seconde. D’où l’importance d’être précis dans l’écriture et dans le jeu dans cette première partie.

Gabriel Tur : La deuxième partie présente une autre face de la vérité, celle de la coulisse, un endroit où les langues se délient et où les masques sociaux tombent. Le dispositif permet de donner de l’épaisseur aux personnages, à une situation légère en apparence, côté salon, plus profonde côté cuisine.

Laureline Le Bris-Cep : Pour revenir à l’écriture, le choix des mots n’est pas anodin dans toute cette première partie, il contient les sous-entendus et les non-dits. Il faut que les moments de troubles soient lisibles pour qu’ils prennent sens dans la seconde partie. 

Jean-Baptiste Tur : Si on ajoute un mot ou un silence, le moment de trouble peut être moins lisible. La partition est précise pour que l’effet d’écho fonctionne.

Gabriel Tur : Côté salon, des gens se retrouvent sans trop de difficulté en apparence. En cuisine, plein de nœuds sont dévoilés, qui empêchent d’être vraiment ensemble. Il faut jouer sur un fil pour que le spectateur puisse savourer les indices qu’on laisse traîner. Au début, la parole est très « degré zéro », faite d’adresses au public. Passer de ce dialogue avec le public à la fiction nécessite du temps. Quand le décor tourne, tout ce qu’on a pris le temps d’installer prend sens et la difficulté d’être ensemble apparaît, de même que les enjeux secrets de chaque personnage.

Dîner de famille oblige, on voit différentes générations d’acteurs sur le plateau.

Gabriel Tur : Oui. Pour autant, les comédiens n’avaient pas de rôles attitrés, les relations entre les personnages et leur rôle dans la famille n’étaient pas fixées à l’avance mais sont nées des improvisations. Comme on voulait travailler sur les préjugés, attribuer des rôles aurait été contraire à notre démarche.

Laureline Le Bris-Cep : Parfois, en voyant deux personnes se parler durant une impro, on décelait des combinaisons qui semblaient évidentes d’un point de vue extérieur, des rapports qui échappent aux personnes.

Gabriel Tur : On cherche l’endroit où le jeu nous échappe. C’est pourquoi il est parfois plus facile de travailler avec des amateurs car ils ne sont pas dans le contrôle de leur image.

Jean-Baptiste Tur : Avoir des acteurs de différentes générations sur scène enrichit le travail. Coco [Felgeirolles] et Martine [Pascal] apportent différentes expériences de vie, d’autres rapports au plateau. D’un point de vue pratique, avoir des personnes avec plus d’expérience nous a aussi obligé à avoir une production qui permette un certain confort de travail.

Quel conseil donneriez-vous à un jeune collectif ?

Jean-Baptiste Tur : Si la porte est fermée, passe par la fenêtre. Non ?

Gabriel Tur : Si ! On ne pourra jamais te reprocher d’être trop insistant.

Laureline Le Bris-Cep : Ne pas se restreindre ; ne pas se dire que c’est trop difficile et que l’on ne va pas pouvoir le faire. Ne pas freiner une envie, une folie qu’on a envie de réaliser.

Gabriel Tur : Il y en a marre de se dire qu’on ne va pas faire ce projet parce qu’il serait trop cher. Il faut se donner les moyens de ses envies, quitte à repousser la création le temps de monter une production plus solide.

Laureline Le Bris-Cep : Même en termes artistiques, il ne faut pas se brider.

Jean-Baptiste Tur : Ne pas se laisser avoir par ce principe de rigueur qui finit par grignoter l’imaginaire. Notre génération a intégré que les Trente Glorieuses sont loin derrière, qu’il n’y a pas d’argent. Ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas faire confiance à sa démesure.

Gabriel Tur : Ou à sa radicalité. 

Propos recueillis par Bénédicte Fantin


Jusqu’ici tout va bien, du collectif Le Grand Cerf Bleu

Écriture, conception et mise en scène : Laureline Le Bris-Cep, Gabriel Tur et Jean-Baptiste Tur

Avec : Serge Avédikian, Coco Felgeirolles, Adrien Guiraud, Laureline Le Bris-Cep, Martine Pascal, Juliette Prier, Gabriel Tur et Jean-Baptiste Tur

Création lumière et régie générale : Xavier Duthu

Création son : Fabien Croguennec et Gabriel Tur

Scénographie : Jean-Baptiste Née

Durée : 2 h 10

Photo © Laurier Fourniau

Tournée :

  • 4 décembre 2018 – Théâtre Paul Éluard, scène conventionnée de Choisy le Roi (94)
  • 6 et 7 décembre 2018 – Théâtre de Vanves, scène conventionnée (92)
  • 11 décembre 2018 – Théâtre de Chelles (77)
  • 18 au 22 décembre – Le Centquatre, Paris (75)
  • 5 avril 2019 – « Grand Cerf Bleu Week » L’Eclat, Pont-Audemer (27)

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