« J’ai la phobie du spectateur poli »
Par Bénédicte Fantin
Les Trois Coups
Le théâtre de Léna Bréban est généreux, artisanal, rassembleur et terriblement vivant. Et c’est bien pour cela qu’il mérite d’être connu et reconnu. D’ailleurs, 2022 lui apporte une moisson de récompenses !
J’ai découvert le travail de Léna Bréban avec Sans famille, son adaptation du roman d’Hector Malot présentée à la Comédie française l’hiver dernier. Elle réussissait la prouesse de faire de ce grand mélo une fable tout public touchante et surtout pleine d’humour. J’ai ensuite été enchantée par sa mise en scène hyper rythmée de Comme il vous plaira de William Shakespeare à la Pépinière. Depuis, la pièce a remporté quatre distinctions lors de la 33e Nuit des Molières ainsi qu’un Prix de la critique. Léna Bréban vient aussi de remporter un prix SACD (Nouveau talent Théâtre).
La comédienne et metteure en scène est maintenant en pleine tournée scolaire pour sa pièce Renversante adaptée du roman jeunesse de Florence Hinckel. Là encore, Léna Bréban fait confiance à l’humour comme « arme absolue du dialogue et de la pédagogie ». La forme courte interroge les publics adolescents sur la domination masculine.
Le dispositif est simple et efficace : nous voilà embarqués dans une société où l’évidence est renversée, où les femmes dirigent les grandes institutions, voient leurs noms baptiser les rues et délèguent la garde des enfants aux hommes. Léna Bréban a pris le temps de revenir sur la genèse de ce spectacle avec un enthousiasme que n’entament pas ses centaines de dates de tournée !
La pièce Renversante avec laquelle vous êtes actuellement en tournée scolaire sera-t-elle présentée sous la même forme lors du Festival off d’Avignon ?
En ce moment, nous présentons dans les collèges une forme légère en termes de scénographie, ce qui nous permet de jouer partout. Au théâtre Présence Pasteur à Avignon, nous présenterons une forme plus installée, avec une création lumières. Ce qui reste inchangé, c’est le débat qui suit le spectacle. L’un ne peut aller sans l’autre, car j’ai conçu cette pièce pour donner la parole aux adolescents sur cette question. Je me réjouis que Renversante poursuive sa vie à Avignon pour élargir la conversation aux familles. Je pense que c’est un débat également salvateur pour les adultes. En jouant dans les collèges, j’ai en effet remarqué, que les professeurs étaient très investis lors des temps d’échange.
Le spectacle peut être l’occasion de parler de thèmes complexes sans qu’il y ait de tensions, et ce grâce à l’humour. Un outil qui évite bon nombre de crispations, quand on aborde le sujet des inégalités hommes-femmes. L’idée est d’abord de partager un moment de rire, pour mieux décortiquer les clichés ensuite.
Comment est née l’envie d’adapter le roman de Florence Hinckel ?
J’ai toujours été surprise par ces présentations de saison, notamment quand je travaillais au Théâtre de la Colline, où il n’y avait presque aucune femme. Je trouvais très étrange que ça ne choque personne, ou du moins pas suffisamment pour crier au scandale. En 2012, Thierry Frémaux présente la sélection officielle des films en compétition au Festival de Cannes. Le constat est affligeant : aucune femme n’est en lice. Alors je me dis : et si c’était l’inverse ? S’il n’y avait que des femmes et aucun homme… Ça ne passerait pas du tout, assurément ! Je trouvais ça fou que la réaction se limite à quelques petits encarts dans les journaux.
J’ai donc essayé de trouver une manière d’aborder le sujet sans être dans l’agressivité, qui n’est pas du tout mon mode de fonctionnement au théâtre. Quand j’ai lu le roman de Florence Hinckel, j’ai su que c’était ce que je voulais raconter. Elle aborde le thème de la domination masculine avec beaucoup d’humour et de simplicité : il suffit d’inverser les rôles pour souligner l’absurdité de la situation !
Quelles ont été les étapes du travail d’adaptation du roman ?
J’ai choisi les passages du roman qui m’intéressaient particulièrement et j’en ai discuté avec Thomas Blanchard que j’avais initialement choisi pour jouer avec moi dans cette adaptation. Cette première sélection étant faite, on a commencé à dialoguer le texte. Une fois arrivés au bout du travail d’écriture à la table, j’ai modifié le texte en fonction de ce qui émergeait au plateau. Mais j’ai vraiment besoin d’un travail à la table au préalable où je puisse lire le texte à haute voix et construire la structure de la pièce.
Après Les inséparables de Colas Gutman, Verte de Marie Desplechin, vous vous attaquez à une nouvelle adaptation jeunesse. D’où vous vient cet attrait pour les spectacles jeune public ?
Petite, mon rêve était de monter Émilie Jolie ! J’adore les représentations jeune public. Pour moi, la phobie c’est le spectateur poli ! Avec les enfants, je trouve génial qu’ils rient vraiment, quand ils rient, qu’ils crient quand ils ont peur ; on se croirait à un concert de rock ! C’est hyper vivant. Et s’il y a bien une chose que je cherche dans mon travail, c’est à faire du théâtre vivant. Ma hantise : le théâtre mort. L’essentiel, c’est d’être au présent, a fortiori devant des enfants. Si on n’est pas au présent avec eux, on se fait bouffer.
J’ai fait mes premiers spectacles jeune public aux côtés de Laure Calamy et on était complètement raccord là-dessus. Laure est très douée pour être totalement au présent, pour prendre possession de la salle, elle n’a pas peur. Et il ne faut pas avoir peur, quand on joue devant 500 enfants ; sinon ça peut se transformer en massacre… Ils peuvent vite prendre le dessus. J’aimerais continuer à creuser ce sillon du théâtre vivant, du théâtre comme un vrai moment de partage. Je pense que c’est l’une des raisons du succès de Comme il vous plaira.
Effectivement, j’ai rarement vu un public parisien aussi enthousiaste à la fin d’un spectacle ! La salle était debout à chanter en chœur. Je retiens de la pièce l’approche musicale et rythmique du texte de William Shakespeare. Justement, quelle est la place de la musique dans votre vie et dans vos mises en scène ? Êtes-vous musicienne ?
Je chante mais je ne suis pas musicienne. C’est le regret de ma vie. C’est pour ça que j’adore m’entourer de musiciens. J’admire cet art. Écrire des paroles, chanter, savoir trouver la mélodie qui va émouvoir… J’aime mettre de la musique dans mes spectacles car cela crée un pont émotionnel immédiat avec le public.
J’ai monté un Cabaret sous les balcons en Ehpad et maisons de retraite en mai 2020. Ma grand-mère avait Alzheimer et j’avais vu un documentaire expliquant que la dernière zone du cerveau qui continuait de fonctionner, quand on souffre de cette maladie, est celle qui réagit à la musique. Par exemple, une musique qui vous a ému quand vous étiez jeune va raviver les mêmes émotions des années après. J’ai donc monté le spectacle avec des chansons qui auraient pu être de leur génération, en espérant réveiller chez eux des émotions du passé. La musique nous bat là-dessus, c’est pour ça que j’aime me servir de ce savoir-faire.
Au-delà de la musique à proprement parler, vous avez une oreille rythmique évidente.
Le rythme est mon obsession. Je pense que je saoule mes acteurs avec ça d’ailleurs ! Hier encore, on jouait en extérieur au Festival d’Anjou et je me suis dit que j’allais leur faire des retours sur le premier acte qui avait perdu en rythme, en muscle. C’est essentiel pour moi. Souvent, je trouve qu’on joue trop psychologique, on joue trop mou. J’aime quand ça trace. Le public a souvent un ou deux temps d’avance sur les acteurs. Donc, ça ne sert à rien de s’appesantir.
Comment avez-vous réagi aux quatre Molières décernés à Comme il vous plaira ? (ndlr : Molière du théâtre privé, Molière de la Comédienne dans un spectacle de Théâtre privé pour Barbara Schulz, Molière de la Comédienne dans un second rôle pour Anne Mourier, Molière du Metteur en scène dans un spectacle de théâtre privé pour Léna Bréban)
Honnêtement, ça fait super plaisir ! Hier on a également reçu le prix du Syndicat de la critique pour Comme il vous plaira. Ça signifie aussi beaucoup, ça donne confiance tout simplement. C’est comme si tout d’un coup on validait mon travail. Mais le Molière de Barbara est celui que je voulais le plus, parce que ce spectacle est né de notre amitié. J’avais envie de montrer des choses d’elle que je connaissais et que le public ignorait. Par exemple, je savais qu’elle jouait du ukulélé donc j’avais envie qu’elle en joue sur scène ; je savais qu’elle chantait très bien, donc j’avais envie qu’elle chante dans le spectacle ; et enfin, j’avais envie qu’on voit qu’elle est complètement barge, alors même qu’on a d’elle une image très policée ! Ce spectacle est une déclaration d’amour à cette amie. Je voulais qu’on la voie dans toute sa dinguerie et son génie. Donc c’était important pour moi que son travail soit reconnu.
C’est vrai que quatre Molières c’est surréaliste ! Le Molière de la mise en scène, c’est aussi reconnaître que moi, femme, comédienne, je ne vole pas ma place en tant que metteuse en scène. Je pense que j’aurais fait de la mise en scène plus tôt si j’avais eu plus de représentations féminines auxquelles m’identifier dans le domaine. Quand j’entrais dans des bibliothèques théâtrales, les pièces, comme les écrits sur le théâtre, étaient majoritairement produits par des hommes. J’ai longtemps eu un complexe d’intelligence. Je pensais que pour faire de la mise en scène, il fallait être universitaire et avoir lu tous les livres du monde. Mais pourtant, quand j’assistais à des répétitions, je me disais « je pense que j’arriverais à obtenir ça d’un acteur ». Et cette capacité-là ne demande pas particulièrement d’intelligence ; en tout cas pas de « savoir ». Le jeu n’a rien à voir avec le savoir. Pour penser une œuvre, l’essentiel c’est de comprendre le souffle de l’auteur.
Quels sont vos projets ?
Je vais jouer Renversante à Avignon au théâtre Présence Pasteur et c’est un projet que j’espère défendre encore longtemps après le festival. Ensuite, je mets en scène Cléo Sénia – qui était dans mon Cabaret sous les balcons – dans un spectacle sur Colette. On a décidé d’en faire une forme music-hall. Il s’agit d’une sorte de biographie kaléidoscopique sur Colette utilisant tous les savoir-faire de Cléo (qui est à la fois comédienne, danseuse, chanteuse, et artiste de théâtre burlesque).
Et je suis surtout en pleine phase de lecture pour savoir ce que j’ai envie de raconter maintenant. Actuellement, je suis très prise par la tournée de Renversante. Or, pour lire et créer, ce temps de vide est nécessaire. 🔴
Propos recueillis par
Bénédicte Fantin
Renversante, de Léna Bréban
Le roman de Florence Hinckel est édité à L’École des loisirs
Adaptation : Léna Bréban, Thomas Blanchard
Avec : Léna Bréban, Antoine Prud’homme de la Boussinière
Scénographie : Léna Bréban
Création lumières : Denis Koransky
Costumes : Julie Deljehier
Vidéo : Julien Dubois
Régie : Manon Leboucher
Durée : 1 h 05
Dès 8 ans
Présence Pasteur • 13, rue du Pont Trouca • 84000 Avignon
Du 7 au 23 juillet 2022, à 10 heures, relâches les 10 et 17 juillet
Tarifs : de 7 € à 10 €
Réservations : 04 32 74 18 54 ou en ligne