« Venezuela », Ohad Naharin, Chaillot-théâtre national de la Danse, Paris

« Venezuela » © Ascaf

Des espaces imaginaires qui rendent Gaga !

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

La Batsheva Dance Company revient à Chaillot avec « Venezuela », une pièce créée en 2017 et représentée en 2018. Le chorégraphe et directeur artistique Ohad Naharin y poursuit son exploration du mouvement : sa forme déroutante agrandit notre perception du monde.

« Venezuela sonne bien », alerte Ohad Naharin. Ce titre a été choisi parce qu’il attire l’attention sur la forme du mot, sa matérialité sonore, non pour son signifié. Quand on écoute ce signifiant, on remarque la répétition du son –é trois fois, la surprise produite par la syllabe ludique « zu » et le claquement du « la » final ouvert. Répétition, variété, énergie : tels sont les véritables sujets de cette création – on le comprend après-coup. Cela ne veut pas dire que le spectacle n’évoque pas l’Amérique latine. Certaines images dénoncent même l’abus de pouvoir, les victimes innocentes, les droits bafoués, les conflits armés, la religion. Elles interrogent le vivre ensemble au Venezuela. Ou ailleurs : en Israël, en Russie, en Ukraine, en Chine, etc. Mais ce « message » n’est pas premier. Ce qui anime Ohad Naharin dans son travail, c’est de créer une forme qui, en interrogeant l’art du mouvement, sera essentielle et sonnera différemment chez chaque spectateur.

« Venezuela » © Ascaf
« Venezuela » © Ascaf

Venezuela reprend les mêmes séquences et les mêmes gestes dans deux parties de quarante minutes. Une même dramaturgie et un même vocabulaire gestuel sont ainsi répétés deux fois à l’identique, et pourtant, les corps, la bande-son et la scénographie diffèrent. La reproduction contraignante du même se révèle donc imparfaite. Elle crée des émotions et associations d’idées imprévues. L’effet de miroir entre les parties se brouille. La répétition devient une variation qui met en exergue la diversité, la singularité de chaque corps (son énergie vitale et son rapport unique à l’environnement). Par ce biais, le spectacle questionne notre façon d’appréhender un monde marqué par la répétition terrifiante d’une même « structure » (modèle, marque, etc.). Cette réflexion fait écho à l’œuvre du jeune artiste franco-israélien Benjamin Mecz, décédé en 2017, auquel Ohad Naharin rend hommage. Mais plus largement, elle s’inscrit dans un vaste programme artistique, philosophique et politique, finalement.

« Venezuela » © Ascaf
« Venezuela » © Ascaf

Une création née de l’écart et du dialogue

Une vidéo de répétition donne une petite idée du spectacle : la même séquence, dansée dans chaque partie, se trouve interprétée deux fois, presque sans transition. On sent d’emblée ce qui se joue dans cet entre-deux : tout un espace imaginaire émerge… Dans la partie 1 donc, des danseurs vêtus de noir magnifiés par la lumière évoluent sur des chants grégoriens. Une sorte de cortège funèbre s’avance d’abord vers le fond de scène noir, vers la mort, dos au public, un pas en avant, un autre en arrière. Tandis que les mouvements s’accélèrent (sauts, portés, duos de tangos, scènes de groupes, solos), la musique continue de se déployer sur un rythme lent : elle favorise l’intériorisation, la conscience du texte sacré chanté en latin ; elle symbolise la sainteté et une certaine universalité de l’art occidental. Elle semble même s’accompagner un temps du mantra Om – autre son absolu et méditatif. L’espace quasi invisible et silencieux qui se déploie alors entre le rythme de la musique et celui, plus explosif, des interprètes, ouvre un autre monde au public : les images mentales et les sensations corporelles affluent, exacerbées par la conscience des autres corps dans la salle.

« Venezuela » © Ascaf
« Venezuela » © Ascaf

Des séquences s’enchaînent et dialoguent avec la musique liturgique : celle du « dog show » (visible sur la vidéo de répétition) durant laquelle des danseurs chantent Dead wrong du rappeur Notorious B.I.G., celle des « Amazones », la « danse des drapeaux blancs » (ceux-ci ressemblent à des tableaux mobiles, des pages, des torchons, des peaux, un linceul), la séquence de cha-cha ironique ; enfin, des solos ou scènes de groupe très tendus. La première partie s’achève ainsi en apothéose : un son saturé, la disparition des chants, un cri.

Et dans la seconde, tout recommence. Mais avec des danseurs en grande partie renouvelés et une bande-son plus éclectique (rock, techno, musiques du monde). Cette fois les lumières sont plus chaudes ; les drapeaux se colorent. Des talons apparaissent. La danse, déjà si sensuelle et débridée, acquiert une toute autre énergie.

« Venezuela » © Ascaf
« Venezuela » © Ascaf

Entre le souvenir immédiat de la partie 1 et sa réminiscence, sa transformation, dans la partie 2, un espace inédit naît peu à peu. La reprise des mêmes gestes par d’autres corps, éclairés autrement et soutenus par des sons charriant d’autres émotions, s’avère passionnante. On ressent à quel point chaque danseur utilise un « matériau » unique – son corps – active ses propres « outils », ouvre toutes les « portes » dont il est capable pour libérer ses « flux », ses sensations et son « groove ». Sa singularité, sa façon originale de transfigurer tel geste à l’intérieur d’une partition virtuose très précise, suscite, chez le public, des interprétations et émotions plurielles.

Voilà ce qui est pointé : un même geste peut avoir de multiples intentions (conscientes ou non) et peut être manipulé ; la représentation de ce geste est ensuite reçue, perçue, analysée différemment par chacun. Ohad Naharin exhibe tout cela dans Venezuela. Il démontre que l’identique, le même n’existent pas. La reproduction, l’uniformité aliènent, créent des conflits et tuent. Sur scène, les danseurs exposent leurs excès, leurs transes, leur désir et leur peur de s’ouvrir à l’Autre. Les figures féminines, souvent très charnelles, sont également valorisées pour leur puissance. De fait, chaque interprète semble assumer sa singularité et révèle, non sans humour, sa multiplicité – devenant tour à tour homme, femme, trans (-genre, -culture, -humaniste), dieu, robot, alien !

« Venezuela » © Ascaf
« Venezuela » © Ascaf

Ainsi, le spectacle nous fait vivre des moments complexes et intenses : il suscite le trouble, l’attente, le vertige, le ravissement. Il donne à sentir et à penser la danse et, comme toujours chez Mister « Gaga » (nom de la technique inventée par Naharin), invite à mieux comprendre le corps en général et le sien en particulier. Ohad Naharin rappelle que nous n’appréhendons la réalité (une illusion) qu’à travers des sensations physiques. Seul notre corps, traversé par le mouvement, dépendant d’une gravité, existe. Il faut se laisser pénétrer par des gestes délicats, prendre conscience des mouvements instinctifs et des sensations, être disponible et s’abandonner. La danse, elle, offre le temps d’écouter son corps, de le livrer et de sublimer sa gestuelle ; elle fournit un espace pour sentir ce qui l’entoure et lui permettre de rencontrer d’autres corps. Le plateau devient ce lieu rêvé d’un vivre ensemble !

Les héritiers de la Batsheva

Dans le sillage de ce style gaga, on peut citer deux brillants chorégraphes dont les récents spectacles ont tant marqué nos esprits et nos sens. L’artiste israélienne Sharon Eyal (danseuse, directrice artistique puis chorégraphe de la Batsheva Dance Company) vient de représenter Saaba à la Villette, quelques mois après Soul Chain au Cent-Quatre (lire ici). Hofesh Shechter, qui a aussi été interprète à la Batsheva Dance Company, a monté Contemporary dance à la Villette et au théâtre de la Ville, il y a quelques semaines. Deux de ses œuvres sont entrées au répertoire de l’Opéra de Paris (lire ici). Enfin, son diptyque Double murder s’intéresse à la répétition et la variation (lire ici). Certes, Eyal et Shechter possèdent un vocabulaire chorégraphique personnel, spécifique, mais la filiation avec Ohad Naharin, est manifeste et nous réjouit.

Leurs danses sont envoûtantes, hypnotiques et empruntent à plusieurs cultures. S’y décèlent un élan « irrépressible, presque animal, de s’élancer hors de soi » (Eyal), une violence effroyable, une sensualité vive, ainsi que le désir (ironique chez Shechter) d’une fraternité apaisée, dans le respect des différences. Dans leurs spectacles, le rôle immersif de la musique est également prépondérant et participe d’une forme de transe. Shechter (comme Naharin) est compositeur. Lui aussi (comme Mister Gaga) remonte ses créations avec de très jeunes et brillants danseurs. Pour finir, ces chorégraphes partagent avec Naharin une conception de l’Homme fragile, incomplet, oscillant entre le vide et la profusion, mais capable de libérer ses flux d’énergie et de les hisser à un degré d’intensité maximale. Leurs créations ouvrent de nouveaux espaces imaginaires. Oui, ils sont tous un peu Gaga ! Et on les admire pour cela.

Lorène de Bonnay


Venezuela, de Ohad Naharin et la Basheva Dance Company

Chorégraphie : Ohad Naharin

Avec : Chen Agron, Yarden Bareket, Billy Barry, Yael Ben Ezer, Matan Cohen, Ben Green, Chiaki Horita, Sean Howe, Chun Woong Kim, Londiwe Khoza, Shir Levy, Adrienne Lipson, Ohad Mazor, Eri Nakamura, Gianni Notarnicola, Igor Ptashenchuk, Yonatan Simon, Hani Sirkis, Amalia Smith

Durée : 1 h 20

Photo : © Ascaf

Chaillot théâtre national de la Danse • 1, place du Trocadero • 75016 Paris

Du 11 au 27 mai 2022 à 20 h 30 (le jeudi à 19 h 30) ou 15 h 30 le dimanche

De 8 € à 43 €

Réservations : 01 53 65 30 00

Captation de Deca dance en 2013 à Chaillot

Podcast émission « Hors champs » sur France Culture avec Ohad Naharin


À découvrir sur Les Trois Coups :

Uprising et In your rooms, d’Hofesh Shechter à l’Opéra Garnier à Paris, par Lorène de Bonnay

Double murder d’Hofesh Shechter au theâtre du Châtelet, par Lorène de Bonnay

Soul chain d’Aron Eyal au 104

À propos de l'auteur

2 réponses

  1. Bonjour,

    Un article argumenté, dense et très sourcé. Un beau travail de mise en perspective. Merci ! Ayant assisté à ce spectacle, je puis dire qu’il ne laisse pas indifférent et qu’il rappelle la musique répétitive de Reich ou de Glass en usant de variations subtiles dans la mise en mouvement des corps, des objets et de l’habitation de l’espace par les danseurs. Une transe scandée par le rythme d’un dialogue silencieux, agité et parfois proféré sous le regard d’un public captif. La désarticulation esthétique de Gaga est une mise en vie des corps dans une présence saturée ou allégée, pour le plus grand plaisir des sens. A voir y compris hors du Venezuela !

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