Les acteurs et les textes, les deux passions de Michel Raskine
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Il a monté des auteurs classiques aussi bien que des contemporains, des pièces de théâtre, comme d’autres textes dans lesquels il aime se (et nous) promener, en compagnie d’acteurs fétiches qu’on retrouve en filigrane dans son travail. Toujours avec bonheur. Cette fois, Michel Raskine monte un très court roman de Laurent Mauvignier. Une première !
Pouvez-vous nous expliquer ce choix de texte ?
Les choix se sont toujours faits sur un désir de texte, ou d’auteur, de texte plus que d’auteur. Par exemple, quand on me disait que je montais du Sartre, je répondais : « Non, moi c’est Huis clos ». Ce sont toujours les textes qui m’appellent, même si l’auteur qui est derrière m’intéresse.
En même temps, cela s’accompagne toujours d’idées de distribution dans lesquelles se rencontrent des gens avec qui j’ai déjà travaillé (comme ce fut longtemps le cas avec Marief Guittier) et des nouveaux. Au début c’était inconscient. J’ai toujours pensé que ça faisait du bien à tout le monde, à moi en premier, d’être avec des gens que je connaissais bien et d’en découvrir d’autres. Mais jamais, je n’ai engagé des gens que je n’avais pas vu jouer. Ça a toujours été ma méthode : pas de casting, pas d’audition, mais des gens que j’avais vus au théâtre.
Ce sont toujours les textes qui m’appellent
Pour ce spectacle-là, étrangement, j’avais imaginé les interprètes, avant de me décider sur le texte. Cela n’était jamais arrivé auparavant. Je voulais retravailler avec Thomas Rortais avec qui c’est une longue histoire de dix ans et, je crois, le sixième spectacle. J’ai beaucoup aimé travailler avec lui. Et je me sens de collaborer avec lui, encore et encore.
Et puis, entretemps, d’autres rencontres ont été déterminantes : j’ai fait plusieurs interventions au Conservatoire national de Danse et de Musique de Lyon, au cours desquelles j’ai remarqué un jeune percussionniste en dernière année, Louis Domallain qui, en plus d’être un excellent interprète, m’a permis de découvrir ce monde à part de la percussion. Et j’ai eu envie d’associer Thomas et Louis sur un texte qui ne soit pas spécifiquement de théâtre.
Revenons-en au choix du texte…
J’avais mes deux interprètes. C’est ensuite seulement que j’ai commencé à chercher un texte, ce qui pour moi est nouveau et très paradoxal. En général, le texte est premier, surtout pour un metteur en scène comme moi qui s’intéresse à la littérature. J’ai commencé à accumuler un tas de textes que j’avais lus ou pas, de Montaigne à Genet, des auteurs français sans d’autre critère que la force de la langue, belle, originale. Autre critère et autre difficulté que j’ai pu vérifier quand j’ai créé Rousseau et plus tard Maldoror : quand il y a une vraie qualité littéraire, il n’y a aucune déperdition de l’écrit à l’oral. C’est une équation flagrante.
Puis, le covid m’a donné beaucoup de temps. Très étrangement, ce n’était pas très compliqué pour moi, j’étais très disponible mais je n’arrivais pas à me mettre à la lecture. Par contre, j’ai écouté plusieurs fois tous les quatuors de Beethoven. Je n’ai donc pas lu mon stock de livres. Et, par hasard, est arrivé le texte de Laurent Mauvignier. Au cours d’un jury de la nouvelle promotion de l’École de la Comédie de Saint-Étienne, Arnaud Meunier propose un exercice de cinq minutes sur un texte. C’était Ce que j’appelle oubli. Pour faire mon travail de juré, je lis ce texte et j’en tombe raide dingue. Un coup de foudre, comme quand j’ai découvert L’amante anglaise de Marguerite Duras. Je ne réfléchis pas une minute, je ne m’attendais pas à ça. Par la suite, j’ai lu tout Mauvignier, je suis devenu un très grand fan de l’auteur. Mais c’est ce texte-là, et pas un autre, qui m’a ouvert la porte. Ça ressemble beaucoup à ma façon de travailler depuis toutes ces années, une espèce d’intuition, puis tout à coup ça s’impose.
Vous lisiez tous ces auteurs en pensant à Thomas et Louis ?
Complètement. Cela m’a paru intéressant de relire ce que disait Montaigne sur l’amitié masculine. Quand j’ai vu ces deux garçons qui ne s’étaient jamais rencontrés – j’ai retransité par Agota Krystof – j’ai pensé que le thème des frères était très intéressant à raconter au théâtre. C’est loin d’être le sujet principal de Ce que j’appelle oubli, qui aborde plein de sujets, mais c’est ce fil rouge qui court et que j’ai mis en valeur dans ce spectacle.
Mauvignier, c’est de la tapisserie,
un art de la structure inouï
Vous avez obtenu les droits facilement ?
J’ai fait comme tout le monde : j’ai demandé à l’auteur et il me les a donnés ! Son écriture se prête très bien à l’oralité, à l’adaptation théâtrale et, à l’intérieur même de ses plus longs romans, on trouve des monologues et plusieurs narrateurs. Il fait partie de ces gens généreux, comme Annie Ernaux, qui donnent les droits parce qu’ils aiment les artistes.
Comment avez-vous travaillé sur ce texte ?
D’abord, je ne change rien, je ne coupe pas, je prends la chronologie de la phrase. Quand on lit le texte, je ne vois même pas comment ça pourrait venir à l’idée de quiconque : la construction est tellement étayée, contrôlée, tricotée ; c’est de l’ordre de la tapisserie. On a une vision d’ensemble et c’est fascinant d’observer à la loupe comment c’est fabriqué. Par exemple, les tapisseries de Lurçat, on ne voit plus que le fil, quand on s’approche, mais si on le tire, la structure s’écroule. Dans Ce que j’appelle oubli, il y a une seule phrase avec un narrateur qui entre dans le livre et s’adresse au frère d’une victime. Et c’est tout. Rendez-vous cinquante pages plus loin. C’est brillant à la lecture.
Que vient faire le percussionniste là-dedans ?
Il s’infiltre dans cette histoire en la prolongeant. Mais le théâtre, ce n’est pas la radio ! Au théâtre, il y a une incarnation. À partir du moment où il y a présence humaine d’un acteur, il y a incarnation et mise en scène, avec une scénographie. Louis Domallain est sur scène tout le long de la représentation, comme un double.
Lequel est le double de l’autre ? Comme dans l’histoire des frères, il n’est pas forcément celui à qui on s’adresse. Thomas n’est pas le narrateur et Louis n’est pas celui qui reçoit l’histoire. Ils font des doubles flous d’une drôle de gémellité propre au théâtre. On est à la fois dans le présent du théâtre et la réminiscence de l’enfance, un futur qui n’adviendra jamais puisque la victime de l’histoire meurt trop tôt, trop vite.
L’art, c’est aller vers ce qu’on ignore
Comment avez-vous monté ce texte si riche de sens ?
C’est le grand art de Mauvignier ! Comment il bouscule les temps, comment il les fait se frotter, se confronter. Ça demande du travail et de la concentration au lecteur, et donc au spectateur, pour ajuster les pièces du puzzle. Parfois l’auteur nous aide, parfois il nous laisse bosser mais j’aime beaucoup la littérature où le lecteur / spectateur doit bosser. Si tout est écrit, tout est délivré avec le mode d’emploi, la conclusion et ce qu’il faut penser, ça ne m’intéresse pas. D’une certaine manière, c’est assez logique que je sois arrivé à Mauvignier. Par des chemins de traverse. C’est le propre du théâtre : il ne se fait pas tout seul. C’est une révélation pour moi. L’art, c’est aller vers ce qu’on ignore. Ça permet de rester en vie. ¶
Propos recueillis par
Trina Mounier
Ce que j’appelle oubli, de Laurent Mauvignier
Mise en scène : Michel Raskine
Avec Louis Domallain et Thomas Rortais
Durée : 1 heure
Théâtre des Célestins • 4, rue Charles Dullin • 69002 Lyon
Du 26 janvier au 6 février 2022 à 20 h 30 sauf le dimanche 6 février à 16 h 30, relâche dimanche 30 et lundi 31 janvier
Réservations : 04 72 77 40 00 ou billetterie en ligne
De 9 € à 26 €
Tournée :
- Du 12 au 19 mars, MC2, à Grenoble
- Le 1er avril, Le Rive gauche, à Saint-Étienne-du-Rouvray
- Du 5 au 7 avril, Le Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Au coeur des ténèbres, de Joseph Conrad, par Michel Raskine, par Trina Mounier
☛ Quartett, d’Heiner Müller, par Michel Raskine, par Trina Mounier
☛ Maldoror, d’après Lautréamont, par Trina Mounier
☛ Retour à Berratam de Laurent Mauvignier, festival d’Avignon, par Lorène de Bonnay