« J’avais des petits rêves de sublimation pour chacun »
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Ils avaient rêvé de s’emparer de la question du genre : ils l’ont fait. Entre sauts et portés vertigineux, mots et confessions troublants d’humanité, six acrobates offrent au public un moment d’une rare intensité. « Desiderata » est le fruit de leur rencontre avec Sophia Perez (directrice artistique de la compagnie Cabas), qui signe ici une mise en scène très attachante. Un de nos coups de cœur du festival CIRCa.
Comment est née l’idée de « Desiderata » ?
J’ai été sollicitée en 2014 pour la mise en scène du spectacle des élèves de 1e année de l’ENACR, Soyez libres c’est un ordre. En 2015, j’ai mis en scène trente élèves de cette même promotion, ainsi que des étudiants de l’école Shems’y à Salé au Maroc. En cinq semaines, nous avons créé À la manière des cigognes. Un temps très court quand on pense que ces jeunes ne se connaissaient pas, ne parlaient pas la même langue et avaient une culture très différente. Mais, ensemble, on a réussi à traiter de la question de l’identité et celle du genre a été effleurée.
Les six artistes de Desiderata jouaient dans ces deux créations. Un coup de foudre humain et artistique. Ils voulaient s’emparer de ce sujet de façon plus aboutie, moins bridée qu’au Maroc, mais ils n’avaient pas fini leurs études. Alors nous nous sommes fait une promesse : à la sortie du CNAC, soit trois ans plus tard, nous en reparlerions ! Ils m’ont rappelée. Desiderata est le fruit de cette promesse.
Vous avez donc créé, avec six hommes, un spectacle sur la question du genre ?
C’était quasiment le plus gros défi : la légitimité. Nous avons entendu beaucoup de doutes et de méfiance. Six mecs sur le plateau qui viennent endosser ces sujets du genre, de la domination masculine, des rapports hommes-femmes. « Encore des hommes qui vont venir prendre toute la place » : c’était la grosse inquiétude suscitée par le projet. Mais les artistes ont fait un chemin personnel profond pour s’engager en toute honnêteté. Ils se sentent tous concernés par la question transgenre. Même notre porteur qui vient dire : « je suis cisgenre blanc, homme de tous les clichés… » Au terme de leur réflexion, ils sont arrivés au même point : forts, capables, légitimes. De mon côté, j’étais convaincue depuis le départ que les hommes pouvaient prendre cette parole, que c’était même important. On a donc relevé le défi, et on l’assume.
Comment s’est déroulée la création ?
Nous avons eu deux résidences très éloignées au cours desquelles nous nous sommes concentrés sur la réunion des deux spécialités : la bascule et le cadre coréen. La suite devait s’enchaîner à compter du 19 mars, avec un calendrier de production assez confortable. Mais nous avons dû faire demi-tour, car la création s’est poursuivie en visio-conférence. J’ai alors demandé aux artistes de plonger dans l’écriture, la lecture, l’écoute de podcasts, pour se nourrir des sujets à défendre.
Finalement, ce temps a été assez propice, mais il avait ses limites. Les artistes ont l’habitude de travailler ensemble. L’isolement a été violent pour certains. Faire sa muscu, ou s’entraîner avec son partenaire : la différence est vertigineuse ! De mon côté, c’était la première fois que je devais écrire l’œuvre avant de se retrouver sur le plateau. Je n’étais pas sûre d’en être capable et je n’en avais pas très envie. Je travaille tellement sur l’humain et l’apparition de pépites, que je doutais pouvoir le rêver. Heureusement, je les connaissais tous les six, j’avais pu entrevoir pas mal de petites choses. Et puis, ils avaient beaucoup écrit. Du coup, j’avais des petits rêves de sublimation pour chacun, et j’ai pu rêver l’œuvre en amont.
Quelle en est la trame générale ?
Nous faisons une entrée publique : notre monde d’avant, baigné de musiques sexy qu’on a tous chantonnées dans une certaine inconscience, un peu hystérique, que ce soit Mélissa, l’Amour à la plage ou encore Mon mec à moi. Puis nous passons dans une transe, première étape de l’apprentissage : on se rend compte que quelque chose ne va pas. Et l’on va travailler dessus. C’est alors que nous enchaînons six prises de paroles, six petits moments dédiés à chacun. Avec leur mode d’expression propre, les artistes confient leur avis intime et personnel sur ces questions d’identité de genre. Parfois, avec une certaine urgence, toujours avec sincérité. La fin les réunit : il n’est pas nécessaire de s’accorder sur un discours. Ils n’imposent donc pas leur point de vue.
Acrobatie au plus haut niveau ou prise de parole sur un sujet intime : quelle est la vraie prise de risque ?
Prendre le micro et se mettre à nu nécessite un réel courage. Même si se faire envoyer à 8 mètres de hauteur n’est pas quelque chose d’inné… Mais les artistes, formés à leur pratique circassienne, se sentent moins confortables dans la prise de parole. Selon Martin Richard (notre voltigeur au cadre coréen) : « Le cirque est ici comme un refuge ». Ils ont donc pris leur courage à deux mains pour être sincères à 100 %.
Desiderata montre une vraie tendresse entre les artistes. Est-ce important pour vous ?
Tendresse. Gentillesse. Générosité. Ce sont des mots phares de la compagnie, des valeurs que l’on défend dans nos spectacles. D’ailleurs, Desiderata s’achève sur la chanson les Gens qui doutent, d’Anne Sylvestre. « Merci pour la tendresse », chante-t-elle. Un texte qui dit tout sur des sujets tellement humains.
Ce qui est beau, ce sont les gens qui ratent, recommencent, ont droit à l’erreur. Les artistes ont eu le courage de leur vérité et j’avais envie de finir avec cette ambiance légère, cette joie de vivre. Ils se permettent, en toute fantaisie, d’être comme ils sont. La fin dégage quelque chose de très lumineux. Comme un cadeau pour le public et pour eux-mêmes. ¶
Propos recueillis par
Florence Douroux
Desiderata, de la compagnie Cabas
Metteure en scène : Sophia Perez
Auteurs / interprètes : Rémi Auzanneau, Hernan Elencwajg, Johannes Holm Veje, Tanguy Pelayo, Baptiste Petit, Martin Richard
Chorégraphie : Karine Noël
Création sonore, régie son : Colombine Jacquemont
Création lumière, régie générale : Vincent Van Tilbeurg
Régisseur lumière : Victor Munoz
Chargée de production : Maude Tornare
Durée : 1 h 10
Dans le cadre du 33ème Festival CIRca
Le Dôme • Allée des Arts • 32000 Auch
Les 19 et 20 octobre 2020
Tournée
- Du 28 au 31 janvier 2021, à la BIAC, à Marseille (13)
- Les 12 et 13 mars 2021, au Festival Spring, à Elbeuf (76)
- Les 1er et 2 juin, au Festival Furies, à Châlons-en-Champagne (51)
- Fin juin / début juillet, au Festival des 7 collines, à Saint-Etienne (42)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Ugo Dario et Maxim Laurin, Machine de Cirque, propos recueillis par Florence Douroux