Anouk et Pierre : des passeurs possédés
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Anouk Grinberg et Nicolas Repac unissent leurs instruments pour nous faire entendre des voix marginales. Un voyage poétique au pays de la folie, dépouillé et confondant.
« C’est pas ringard, l’authenticité », affirme la comédienne, qui a choisi de donner voix, corps et musicalité à des auteurs d’art brut. Ces « personnes non cultivées, ignorant (volontairement ou non) les modèles du passé, indifférentes aux règles du bien écrire », selon Michel Thévoz, spécialiste des écrits bruts, possèdent une inventivité, une innocence et une liberté précieuses. Parce qu’ils sont enfermés ou exclus, parce qu’ils utilisent un langage moins conditionné culturellement, ils expriment de façon inédite leur présence au monde. Certains écrits agencent autrement les signifiants, disloquent la syntaxe. D’autres expriment le chaos, les pulsions, la drôlerie et le lyrisme. Voilà pourquoi ils sont si proches des poèmes.
Le spectacle mêle donc les textes bruts (manuscrits, lettres d’internés envoyées à des directeurs d’asiles ou à des membres de la famille) aux textes littéraires « officiels » d’Odysséas Elýtis, Ingeborg Bachman, Henri Michaux ou Emily Dickinson. Aliénés ou écrivains attirés par les gouffres nous connectent tous à une « force de propulsion », une énergie vitale qui est l’origine de l’art, explique la comédienne. Il s’agit donc de les rassembler dans un même espace, au théâtre, à Avignon.
L’actrice et le musicien entrent eux-mêmes dans un dialogue consistant à déployer la puissance évocatrice de ces écrits. Avec délicatesse, modestie, naturel. Aucun ne veut jouer la folie, faire preuve de virtuosité. Au plus près des mots des auteurs, conscients de leur dénuement, de leur enfermement, Anouk et Pierre n’utilisent pas d’artifices. Ils campent sobrement sur le plateau noir. La lumière auréole leurs visages ou leurs corps, souligne les changements de rythmes ou d’atmosphères, illumine les textes qui s’amoncellent sur le sol, après leur incorporation. La mise en scène ténue, la petitesse des instruments, des notes et même du corps de l’actrice, exacerbent la puissance de ces voix brutes.
Frères humains
Anouk Grinberg semble possédée par ces Je qui (nous) appellent « pour creuser [leur] plafond ». Ces personnes (Justine, Lilly, Aloïse, Lotte, Jego, etc.,) sont en quête d’amour, de sensualité, de joie pure, autant qu’elles sont pétries d’angoisse ou de colère. La comédienne-chamane profère chaque idiolecte avec une intensité et une présence fabuleuses. Portée par la musique poétique de Nicolas Repac (alter ego d’Arthur H), elle varie les tonalités et les tempos, avec une inspiration fiévreuse.
Alors, lorsque résonnent les derniers mots du spectacle, extraits d’un poème d’Odysséas Elýtis, nous sommes percés par le cri de ces « frères humains » souffrants : « Le Paradis n’était pas une nostalgie, encore moins une récompense, c’était un droit ! ». Au moins, que la grâce de la poésie les absolve. ¶
Lorène de Bonnay
Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? d’Anouk Grinberg
Textes : Aloïse Corbaz, Samuel Daiber, Joseph Heu, Justine Python, Jeanne Tripier, Adolf Wölfli, Emily Dickinson, Henri Michaux, Odysséas Elýtis
Avec : Anouk Grinberg, Nicolas Repac
Adaptation : Anouk Grinberg
Musique : Nicolas Repac
Collaboration artistique : Kên Higelin
Lumière : Joël Hourbeigt
Durée : 1 h 10
Photo © Christophe Raynaud de Lage, Carole Bellaiche
La Chartreuse • 58, rue de la République • 30400 Villeneuve-lez-Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 19 au 22 juillet 2018, à 18 heures
De 10 € à 30 €