Un sourire aux dents de métal
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Magnifique plaidoyer contre la guerre, « Exécuteur 14 », d’Adel Hakim dénonce l’engrenage ravageur dans lequel peut se perdre l’homme en proie à la haine. Swann Arlaud, mis en scène par Tatiana Vialle, s’empare de ce monologue du forcené au Théâtre 14, en faisant le pari de la sobriété.
Exécuteur 14 est la première pièce écrite par Adel Hakim, ancien directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry, disparu en 2017. Si la guerre au Liban a fortement inspiré celui-ci, le texte, écrit en 1991, ne s’y ancre pas. Aucun contexte historique ni géographique n’est identifiable, l’essentiel étant, pour l’auteur, de faire entrer le public « dans ce mental du guerrier, sans idée préconçue, sans que le personnage puisse être classé a priori par le spectateur du côté des bons ou des méchants ».
Survivant d’une guerre civile dévastatrice, un homme, au soir de sa vie, remonte le fil du temps et reconstitue les évènements ayant fait de l’enfant doux qu’il était un combattant sanguinaire. « Non, je n’étais pas cruel quand j’étais petit. Les grenouilles, je ne leur coupais pas les pattes arrière avec des cailloux (…). J’avais même très peur des chats (…). Maintenant, tout ça est si loin, lost pour toujours ». Dans les souvenirs d’école se profile déjà la rivalité menaçante de deux clans, les Zélites et les Adamites. Le narrateur appartient au second. Rivalité oppressante, puis menaçante. « Personne n’était réellement en danger, mais tous s’armaient (…). Et les clachinques et les grenades circulaient sous le paletot ».
Dans un langage déstructuré bardé d’anglicismes, l’auteur veut « reconstituer » l’engrenage infernal : incidents-violence-bombes-viol-milice-fanatisme-meurtres-extermination. Le narrateur s’y est perdu, s’accrochant à un Dieu vengeur pour justifier sa folie meurtrière.
Adel Hakim a réalisé lui-même la première mise en scène de sa pièce, le comédien Jean-Quentin Châtelain venant charger ce monologue affolant d’une voix dont « le chaos superbe » a marqué les esprits. En particulier celui de Swann Arlaud, alors âgé de 15 ans, et de sa mère Tatiana Vialle, qui ne cachent pas leur coup de cœur. Face à cette première interprétation, jouée de longues années, il fallait trouver une direction différente, chercher un autre registre. Ils ont relevé le défi.
Une descente aux enfers en demi-teinte
Ici est fait le choix tout à fait différent d’un ton plus neutre et plus sobre. Mais si douceur, nostalgie, maîtrise peuvent figurer sur la partition, doivent y trôner aussi, obligatoirement, des éléments beaucoup plus perturbateurs : cruauté, barbarie, horreur, chaos. Éxécuteurs, hommes machines à tuer, Exécuteur 14 et son sourire aux dents de métal : Adel Hakim fait allusion à ces victimes de massacre qui mythifient leurs bourreaux.
C’est donc une escalade vers l’aveuglement meurtrier qui devrait nous parvenir de plein fouet. Rien n’est à lisser dans la dissolution de cette humanité, sauf à prendre le risque de la mise à distance. Or, le narrateur n’est pas un observateur. Il est celui qui a tout vécu, qui porte les déflagrations dans sa chair. Le spectateur ne doit pas seulement le comprendre, il devrait le sentir, en faire « l’expérience intime », selon le vœu de l’auteur. Lourd est ce bagage qui doit passer la rampe. La demi-teinte, même subtile, peine à le faire.
Présence singulière, le percussionniste Dominique Mahut (accompagnateur entre autres de Bernard Lavilliers, Jacques Higelin) joue en direct une musique composée pour le texte, qui en suggère le même paysage intérieur. Un battement de cœur affolé, une terreur sournoise puis envahissante. « Un son qui existe dans la tête de cet homme », explique Tatiana Vialle. Soit. Mais l’omniprésence de cette musique, jouée sur le texte de bout en bout, construit une partition à deux voix simultanées. Les mots si forts nous arrivent moins prégnants. Une intensité est édulcorée. Exception faite de l’instant charnière et terrible de la pièce, où le comédien parle seul. Une force de frappe, toute différente, vient alors nous empoigner.
Il reste que Swann Arlaud a pour lui sa diction si personnelle, un peu brutale, parfois saccadée, les mots lâchés sèchement, à la hâte. Il maîtrise cette langue âpre et difficile, qu’il a fait sienne et qu’il aime, cela se sent. Il en restitue rigoureusement le rythme musical. Le regard est buté, marqué d’incompréhension face à l’incontrôlable : « il doit y avoir une cause, une logique, la Raison (…) Mais complexe la Cause, confuse, multiflamme ». Ajoutons ses allures de chat sauvage, se glissant dans le beau clair-obscur du plateau, silhouette et visage détachés dans cette demi-lumière, et sa large ouverture au public : un monologue comme une confession, où, chargé d’une évidente sincérité, il vient tout raconter, souvent sur le devant de la scène.
S’approprier un tel texte avec autant de simplicité est beau à voir et à entendre. La « topographie mentale » évoquée par l’auteur est là, le processus de reconstitution destiné à « donner un sens à la catastrophe » clairement dessiné. Mais ne fallait-il, à ce texte-là, une mise en scène encore plus épurée pour laisser libre court à ce torrent de mots ? Ce monologue alarmant, qui galope, ne peut être contenu. ¶
Florence Douroux
Éxécuteur 14, d’Adel Hakim
Le texte est édité à l’Avant-Scène théâtre / Collection des Quatre-Vents
Mise en scène : Tatiana Vialle
Avec : Swann Arlaud, en présence de Mahut
Lumières : Christian Pinaud
Assistance à la mise en scène : Margot Clavières
Scénographie : Chantal de la Coste
Chorégraphie : Hervé Lebeau
Durée : 1 h 15
Podcast entretien Swann Arlaud et Tatiana Vialle
Théâtre 14 • 20 avenue Marc Sangnier• 75014 Paris
Du 5 au 16 avril 2022, relâche les 10 et 11 avril
Mardi, mercredi et vendredi à 20 heures, jeudi à 19 heures, samedi à 16 heures
De 1 € (tarif étudiant) à 25 €
Réservation au 01 45 45 49 77 ou ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ L’alchimie du verbe, entretien avec Jean-Quentin Châtelain, par Ulysse Di Gregorio