Le rire en cascade
Quel plaisir d’être là, à Alba, chaque année ! Entre Avignon et d’autres festivals estivaux, c’est devenu un passage obligé pour la qualité de sa programmation, les découvertes et les rencontres au cœur de la Carbunica, autant de parenthèses enchantées dans cet écrin de verdure. On n’insistera jamais assez sur ces « petits plus » qui font la différence : l’accueil, la convivialité. La structure organisatrice, La Cascade, y veille.
« Fidji », La Dépliante © Mat Santa Cruz ; « Collapsing Land » © La Tournoyante ; « Toyo » © Les Colporteurs
Nous concernant, pas de spectacles sous chapiteau, cette fois-ci, car nous laissons la place au public, nombreux, venu assister à Strano (Cirque Trottola), déjà couvert par la rédaction. Et pour cause, c’est un joyau (Lire la critique de Florence Douroux), mais les propositions fédératrices ne manquent pas. Direction le Théâtre antique, où le Festival invite ses complices, souvent des jeunes circassiens, à se laisser inspirer par le site. Or, avec la campagne ardéchoise en fond de décor, ce lieu est vraiment unique. Le cadre est propice au spectaculaire.
Décoder
Projet collectif énergisant, No(s) Façades, sur le vivre ensemble, est une ode à la joie de vivre. Le Cirque La Compagnie, dont avait adoré Pandax (lire la critique), entièrement masculine, s’est associée à la cie Les Josianes, composée de huit femmes. Habituées à l’espace public, celles-ci explorent la notion de résistance au féminin en mêlant acrobatie, chorégraphie et chants polyphoniques.
De la rue, cet endroit où l’on est chez tout le monde et personne à la fois, elles ont apporté la façade jaune qui compose le décor de leur dernier spectacle, auquel une autre façade a été ajoutée. On dirait le sud. L’action se déroule donc comme sur une place du village, avec des portes qui claquent et des volets parfois clos sur des secrets bien gardés. Comment faire avec des voisins qu’on ne peut pas encadrer ?! Et si pour faire chose commune, il fallait commencer par des bals populaires ou des banquets improvisés ?
« No(s) Façades », Cirque La Compagnie et les Josianes © Daniel Michelon
No(s) Façades, c’est surtout ne pas entrer dans des cases et casser les codes. De façon décalée, ces jeunes se questionnent sur la notion de façades, celles que la société nous impose, celles derrière lesquelles on se cache, celles qui nous protègent, celles que l’on prend plaisir à abattre. Ils escaladent des murs ensemble, en font tomber, les traversent, créent de nouvelles fenêtres. Quand après tant de prouesses, au sommet de leur décor, ils entonnent un chant révolutionnaire occitan, on se dit que tout reste possible. Après le soleil couchant, des jours meilleurs…
Avec humour et profondeur, le spectacle invite à une réflexion sur l’authenticité et la déconstruction, grâce à l’expression des corps en mouvement. Danse verticale, planche coréenne, corde lisse, main à main… Cette communauté est décidément riche de sa diversité et de talents. Le numéro d’équilibre sur les chaises est très original et celui du mât chinois d’une infinie délicatesse. Une belle réussite que cette simple histoire de vie et de tolérance.
Dans un monde qui bascule
Bien que moins à la fête, Collapsing Land en impose également, par son sujet et sa scénographie, impressionnante et ingénieuse. Allégorie de nos dérives, elle reflète la machine humaine qui va de travers. Avec un musicien live, six acrobates évoluent sur un grand plan incliné évolutif. Cinq êtres, confinés dans leurs réalités individuelles, se croisent dans des situations ordinaires, se rencontrent ou s’ignorent, jusqu’à l’emballement. La chute est-elle inéluctable ?
Concevant le cirque comme un espace de confrontation entre l’Homme et les lois de la gravité, Simon Carrot s’attache à en repousser les limites. Au sein de La Tournoyante, ildéveloppe une recherche spécifique (art et science) autour de l’électromagnétisme qui génère la création de nouveaux agrès. Ses contraintes perturbent nos repères : où est le haut, le bas ? Les corps s’animent. Toutefois, impossible de prendre de l’ampleur ou d’échapper à la pesanteur. Ils disparaissent d’ailleurs dans des trappes afin de mieux réapparaître.
Évoluer ainsi sur cette structure réclame beaucoup de technique. Bravo aux interprètes qui réalisent cette difficile partition, laquelle souffre, malgré tout, de quelques longueurs. Mais si tout le monde a désormais conscience de l’effondrement, combien sont en mesure d’en entraver le processus ?
S’adapter
À l’opposé de ces grands formats, trois propositions plus intimistes ont retenu notre attention, des pépites où l’absurde règne en maître. Dans Toyo, des Colporteurs, Gillou le contorsionniste apprivoise un tuyau de chantier, « tout froid, tout raide, tout creux ». Quelle aubaine pour s’y glisser, d’autant qu’une musicienne sait le faire chanter ! Le dialogue fonctionne à merveille. Une carapace, un costume, une maison… Il y a tant de choses à faire avec lui. Entre manipulations et acrobaties, le duo s’amuse.
Cette complicité contribue au succès. La contorsion a rarement été montrée de façon aussi ludique et originale. Gillou se plie en deux, en quatre, en vingt, il s’entortille, disparaît quelques instants, s’y coinçant même parfois, avant d’en ressortir par l‘autre bout. Très expressif, il allie comique, poésie, grâce et fraîcheur. Une merveille.
Parler d’amour
Second coup de cœur : Fidji, Racontars acrobatiques de La Dépliante, solo écrit avec des mots et des muscles. Starsky cherche son chat, l’occasion de partager ses réflexions sur les félins, la vie, le monde. Ses raisonnements « félinosophiques » sont acrobatiques. Effectivement, que se passe-t-il quand l’amour entre en jeu et que… pffft ? C’est l’histoire d’une rencontre peu commune. Faut dire que Starsky n’est pas tout à fait comme les autres. Antoine Nicaud est seul en scène, mais que de personnages dans sa tête ! Pour autant, le propos est universel. En tout cas, le public est conquis.
Grande gueule au cœur sensible, le personnage est à la fois mordant et touchant. À la frontière des genres, le spectacle relève plus du stand up que du cirque. Après une formation à l’Académie Fratellini, Antoine Nicaud travaille avec de nombreuses compagnies tels Le Cirque Plume, la Cie Hors Pistes, La Main S’affaire, Cie Rasposo… Il est également comédien. Les punchlines percutantes, les interactions avec le public, priment sur les prouesses. Qu’importe ! Ce cirque bavard nous a laissés sans voix.
Et rire !
Avec Un dîner pour 1, Le P’tit Cirk rend un bel hommage à l’humour anglais. Danielle Le Pierrès et Christophe Lelarge se sont inspirés du sketch théâtral de Lauri Wylie, A Dinner for one, sorti en 1934. Une fois par an, depuis des années, une bourgeoise flanquée de son majordome, tous deux du troisième genre, fête son anniversaire, avec de mystérieux invités. Sur une longue table, cinq couverts, des mets d’exception et surtout du bon vin. Évidemment, tout part vite en vrille.
Un petit format délicieux, qu’on aurait volontiers vu agrémenté d’autres séquences. Pourquoi pas l’avant-goût d’un spectacle plus long ? Après avoir participé aux aventures des cirques Archaos, Plume et les Arts Sauts, le duo a créé sa compagnie. Sa précédente création, Les Dodos (2017), a beaucoup tourné (lire la critique). On lui souhaite autant de succès.
Enfin, terminons par le maître des lieux, Alain Reynaud (Les Nouveaux Nez & Cie), alias Félix Tampon, entouré de ses acolytes et invités, tous plus drôles et attachants les uns que les autres. Outre l’allocution quotidienne Midi Tampon,les entre-sorts étaient présentés dans Le Petit Théâtre des Établissements, un nouveau lieu, sans doute le plus petit théâtre du monde, mais pas le moins généreux : « un excellent rappeur qualité prix », s’enthousiasme Félix Tampon, jamais avare de bons mots.
© Daniel Michelon
Déclarations, interruptions, bafouilles, digressions… Tout est prétexte à poésie. Bien peu conventionnelles, les prises de parole naissent d’improvisations, jusqu’à la programmation constituée au pied levé, même si les « ressources humaines » ont leur importance pour « cette entreprise de proximité ». « Sur un site romain, on marche sur la pointe des pieds », car avec l’administrateur à la trompette ou le régisseur également sur scène, ce n’était pas gagné. Pourtant, tout roule. Heureusement, parce que « toute la Terre nous écoute, y compris Alba ». Sur ce « dance floor » d’un nouveau type (le parvis de la mairie), l’accueil se fait dans toutes les langues.
Alain Reynaud et ses équipes ont su faire de leurs sites en Ardèche (Bourg-Saint-Andéol et Alba), des plaques tournantes du cirque. La crème de la crème nourrie d’une vision populaire. « Le Cirque est pour tout le monde », martèle-t-il. En effet, les spectateurs sont encore venus en nombre (près de 27.000), avec un peu plus de la moitié aux représentations gratuites. Un vrai succès en plein cœur de l’été.
Léna Martinelli
No(s) Façade, Cirque La Compagnie et les Josianes
Sites de Cirque La Compagnie et site des Josianes
Écriture et mise en scène : Julia Spiesser, Charlie Mach, Betty Mansion, Una Bennett, Nicolas Provot
Avec : Una Bennett, Boris Fodella, Charlie Mach, Betty Mansion, Nicolas Provot, Hugo Ragetly, Maria Del Mar Reyes, Julia Spiesser
Regard extérieur : Sophia Perez
Théâtre antique
Durée : 1 heure
Tout public
Tournée ici
Collapsing Land, La Tournoyante
Site de la cie
Conception, mise en scène et création lumière : Simon Carrot
Avec : Blanca Franco (en alternance avec Eva-Luna Frattini), Izaskun Insausti, Federica Pini Sandrelli, Danielo Amaya, Daniel Lynch, Paulo Perelzstein
Conception et interprétation musicale : Jean Kapsa
Durée : 1 heure
Dès 8 ans
Carbunica
Tournée ici :
• Le 28 septembre, Théâtre de Corbeil Essonne
• Les 27 et 28 septembre, Parc de la Navale, le Pôle, à La Seyne-sur-Mer
• Le 4 octobre, Théâtre des Bergeries, à Noisy-le-Sec
Toyo, Les Colporteurs
Site de la cie
Mise en scène : Antoine Rigot, avec la complicité de Julien Lambert
Conseil artistique : Agathe Olivier
Création musicale : Coline Rigot, avec la complicité d’Antoine Berland
Avec : Gilles Charles-Messance et Coline Rigot, en alternance avec Coline Ellouz (clarinettiste) ou Adèle Salomé (violoniste)
Tournée ici
Fidji Racontars acrobatiques, La Dépliante
Site de L’Envoleur
De et avec : Antoine Nicaud
Regards extérieurs : Jatta Borg, Marek Kastelnik, Dominique Bettenfeld, Stéphane Dutournier
Déconseillé aux enfants de moins de 10 ans
Durée : 1 heure
Plateau sportif
Tournée ici
Un dîner pour 1 Cirque bavard, Le P’tit Cirk
Infos sur la cie
Avec : Danielle Le Pierrès et Christophe Lelarge
Regards extérieurs : Louison Lelarge, Chloé Derrouaz, Liam Lelarge
Durée : 25 min
Plateau sportif
Tournée Ay-Roop :
• Les 17 et 18 janvier 2026, dans le cadre du Festival Circonova porté par le Théâtre de Cornouaille scène nationale de Quimper (29)
Le Petit Théâtre des Établissements Félix Tampon
Salle Gaston
Midi Tampon, l’allocution quotidienne de Félix Tampon
Le village, devant la mairie
Avec : Alain Reynaud, Isabelle Quinette, Heinzi Lorenzen, Sacha Ribeiro, Guilhem Fontes, Lucie Otter, Daniel Kvasnovsky
Mise en scène : Éric Louis
Scénographie : Paul Alphonse
Spectacles vus dans le cadre du Festival d’Alba-la-Romaine, 16e édition, du 9 au 14 juillet 2025
Organisé par La Cascade, pôle national cirque à Bourg-Saint-Andéol
Toutes les infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Festival d’Alba 2024, reportage de Léna Martinelli
Photo de une : © Anne-Laure Étienne
