Quelle partie !
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
C’est avec une nouvelle distribution que l’admirable pièce de Samuel Beckett, mise en scène de façon non moins admirable par Alain Françon, revient au T.N.P. Si les autres rôles demeurent pareillement endossés, Jean‑Quentin Chatelain est remplacé par Gilles Privat. Rien que cela ? Oui, mais quelles conséquences pour une pièce à quatre personnages, un huis clos refermé sur un couple maître-esclave ?
On sait la précision tatillonne avec laquelle Beckett réglait les éléments du décor, mais aussi chaque geste, chaque regard, jusqu’au moindre silence, ne laissant au metteur en scène qu’une liberté ténue et sous contrôle, celle de choisir les acteurs et de les mettre en musique. Aussi le remplacement d’un acteur par un autre, surtout quand il s’agit du rôle de Clov, le faire-valoir de Hamm, sa tête de Turc, l’infirme minable à l’humanité pitoyable, ne peut être sans conséquences. Je n’ai pas vu la première version, et peu importent les différences ! Cette version-ci est superbe. Voir et revoir cette pièce, surtout ainsi montée et portée, encore et encore, voilà qui vaut le détour.
Un grand cube gris de béton clos de murs qui n’en finissent pas de verticalité, juste troués d’une porte (qui ne donne pas sur l’extérieur – « Il n’y a pas de nature » – mais sur une remise, le gourbi de Clov aussi sans doute) et de deux fenestrons haut perchés difficiles à atteindre… Sur le mur du fond, on discerne la main du maître, l’écriture penchée, le texte, les indications scéniques ? Au centre, un trône, un fauteuil en cuir clouté surélevé, genre Louis XIII, complètement incongru. Voilà pour le décor d’une grande sobriété conçu par Jacques Gabel. Tombe du ciel une lumière qui, loin de réchauffer la pièce, glace l’ensemble, découpant les contours, signée Joël Hourbeigt. Un huis clos, une prison, le monde, la vie. Une vie où, Beckett nous prévient dès le début de la pièce, « c’est fini, ça va finir, c’est peut-être fini… ». Mais pas encore, le jour se lève sur le personnage principal recouvert d’un drap blanc comme un objet au garde-meubles : « quelque chose suit son cours… ».
L’impossible mobilité
Dans ce réduit, vide de tout, où manquent désormais nourriture et médicaments, seuls moyens de supporter le vide, la vie se résume en effet à l’attente. Pas l’espoir, l’attente : qu’on en finisse ! Perché sur son fauteuil, l’aveugle paralytique Hamm est ici incarné par un Serge Merlin au faîte de son art, tour à tour halluciné, doucereux, capricieux, mauvais comme une teigne, mais aussi impuissant, inquiet, séducteur, attachant, humain. Lui qui n’est pas très grand physiquement semble ici immense, drapé dans une sorte de couverture qui lui couvre les pieds. Il joue toutes les ambiguïtés, semble une vieille coquette cherchant les applaudissements. Prodigieux comédien ! Clov, son souffre-douleur, est interprété par un Gilles Privat à la démarche difficile, traînant la patte aussi bien face aux ordres que du fait de son infirmité. En lui une lueur, quelque volonté de résister subsiste encore, quelque velléité d’exister, c’est-à-dire de désobéir, de faire souffrir, puis, finalement, peut-être, de partir. Mais le rideau tombera sur un départ hypothétique : pour aller où ? Car il n’y a rien dehors, et Clov est peut-être, aussi, le fils adoptif de Hamm… Peut-être…
Car ce qui tient ensemble les personnages, c’est une nécessité. Pas la tendresse. Pour cela, il y a la vieille peluche d’un chien auquel manque une jambe. Dans les deux poubelles placées sur le devant de la scène, vivotent encore le père (« maudit fornicateur ! ») et la mère de Hamm, deux corps estropiés eux aussi, tout occupés de réclamer leur bouillie, de suçoter un biscuit et de compter leurs dents, un avant-goût d’une déchéance annoncée et prochaine… Ce sont Michel Robin et Isabelle Sadoyan, deux immenses comédiens, là encore. Ils regardent le monde avec une certaine douceur, comme une innocence malicieuse, comme une affection construite sur le temps.
Dit ainsi, on pourrait croire la pièce sinistre. Elle l’est, mais on y rit. Beckett avait cette élégance de faire rire de la misère commune, celle du roi qui se meurt, celle de Sisyphe… On rit des éclats de Hamm quand il ne nous glace pas, on rit des erreurs répétées de Clov, de l’image que nous renvoient les deux vieillards dans leurs poubelles… Alain Françon fait subtilement entendre les nuances multiples, les doubles sens qui imprègnent le texte. On croit connaître chaque réplique devenue culte et pourtant, à l’entendre ici, on découvre, on s’émerveille… Tant d’intelligence chez l’auteur, tant d’humilité et de métier chez le metteur en scène, tant de précision, de puissance et de justesse chez les comédiens, voilà assurément un spectacle qui nous laisse sidérés et bouleversés. ¶
Trina Mounier
Fin de partie, de Samuel Beckett
Mise en scène : Alain Françon
Avec : Serge Merlin (Hamm), Gilles Privat (Clov), Michel Robin (Nagg), Isabelle Sadoyan (Nell)
Décor et costumes : Jacques Gabel
Lumières : Joël Hourbeigt
Assistant à la mise en scène : Nicolas Doutey
Photos : © Pascal Victor
Production Théâtre de la Madeleine-Paris, Odéon-Théâtre de l’Europe
Théâtre national populaire • 8, place Lazare-Goujon • 69627 Villeurbanne cedex
– Métro : ligne A, arrêt Gratte-Ciel
– Bus : C3, arrêt Paul-Verlaine ; bus lignes 27, 69 et C26, arrêt Mairie-de‑Villeurbanne
– Voiture : prendre le cours Émile-Zola jusqu’aux Gratte-Ciel, suivre la direction hôtel de ville
Par le périphérique, sortie Villeurbanne-Cusset / Gratte-Ciel
Réservations : 04 78 03 30 00
Du 13 au 24 février 2013 à 20 heures, relâche dimanche et lundi
Durée : 1 h 40
24 € | 18 € | 13 € | 8 €
Théâtromômes-garderie le 24 février