Focus 2, Festival Chalon dans la rue à Chalon-sur-Saône

Le-burn-out-maternel-Enji Binard-Julien © Jean-Michel Coubart

Célestes solos

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Le solo du marginal qui tâtonne pour trouver sa place dans la société est un genre que le théâtre de rue affectionne. Il donne, avec tendresse, la parole à de doux paumés, souvent solitaires, dont le décalage et la loose tiennent de la poésie. Au festival Chalon dans la rue, portrait de quatre tenaces qui tentent de se dire et d’exister.

Le seul-en-scène – crise oblige – est un genre très prisé qui joue la carte de l’économie. Mais pour les arts de la rue, qui aiment s’affirmer porte-drapeaux d’une certaine liberté (de plus en plus mise à mal) et de la marginalité, c’est aussi l’occasion de donner la parole à la vieille qui parle à ses biscuits, au punk qui pratique le Do It Youself, bref à ceux qu’on n’entend guère. C’est un lieu d’affirmation farouche de la singularité, comme de la difficulté d’entrer dans le moule. La preuve par quatre, avec Enji Binard-Julien, Arnaud Aymard, Louis Zampa et Roman Gigoi-Gary qui défendent de beaux portraits d’inclassables.

« Parler, ça m’est difficile », prévient-elle d’emblée. C’est un mère solo – une fille mère, aurait-on dit autrefois – du genre de celle de Romain Gary : têtue, à l’ambition démesurée pour son fils. Elle se raconte, esseulée devant l’école. Son gamin, « un petit énervé », un « enfant difficile », est né d’un désir furtif dans un ciné. Sur l’écran, il y avait le film Tant qu’il y aura des hommes ; alors il s’appelle Burt. Elle, salement larguée dans tous les sens du terme, devient experte en lecture de dossier d’assistante sociale à l’envers. Elle essaie, elle réessaie : la convivialité, le déménagement, les castings… Elle tombe régulièrement, comme sa bretelle de robe, mais se relève.

Zoom, le texte de Gilles Granouillet, tricote avec une extrême délicatesse le portrait de cette mère paumée autour de laquelle rôdent les clichés sur les « cas soc’ ». Il fait sortir les mots qui racontent le pire dans un souffle d’espoir. Enji Binard-Julien les porte remarquablement, popu sans vulgarité, sac Airness au dos, campée sur ses sandales compensées rouges, candeur superbe, petits revirements dans l’espace. Elle nous tient et nous sidère, sur le fil, avec des adresses souriantes et douces, alors que tout sourd le malheur. Le déterminisme social paraît aussi tenace que son personnage. Tout est terrible, mais étrangement léger, parfois même drôle. Le monologue en rue, c’est périlleux, souvent surjoué. Ici, il tient pleinement ses promesses. Magnifique interprétation.

« Un peu en résistance »

Arnaud Aymard erre d’abord dans le parc, la frange au vent, avec le sac plastique Carrefour qui contient ses cahiers. Le technicien commente malicieusement : « C’est du documentaire, on le voit vivre ». C’est vrai que, sous l’humour, le réel affleure. Son personnage de Jean-Noël Mistral, félibre ermite, petit prince des mots de la garrigue, est un de ses nombreux avatars décalés nés de sa pensée arborescente. On se souvient des déjantés Paco, Perceval, Canoan. Ce nouveau spectacle se présente comme une rencontre en librairie, en fait sur un coin de trottoir de Chalon après les orages. Il puise dans des poèmes mités de suspens et d’absurde parfois déjà affûtés sur Radio Nova. La lecture recourt à un savoir-faire rôdé : coq-à-l’âne, aposiopèses, et approximations emballées dans un mi-sourire qui font de Jean-Noël Mistral un poète plus dégagé qu’engagé, même s’il prétend : « J’ai beaucoup de combats, dont celui de se mettre pieds nus contre le pass sanitaire ». Les titres sont croquignolets : « Je suis sauvage », « Si j’avais un yack », « Où est passé le lapin ? » ou « La chèvre maudite » : l’interprétation sent bon la récitation d’école élémentaire et la naïveté gouleyante.

Jean-noel-mistral-Arnaud-Aymard-spectralex © Jean-Michel Coubart
« Arnaud Aymard est Jean- Noël Mistral » © Jean-Michel Coubart / /www.artsdelaruephotos2.com

Tant mieux si la pantomime est tellement obscure qu’il doive nous la traduire ou s’il perd parfois son accent chantant, le public n’en est que plus charmé. Arnaud Aymard incarne, là encore, une des illustrations sublimes du refus de parvenir. Sa relation complice au public, reposant sur une part savoureuse d’improvisation, est en soi un poème. Un éloge du ratage. Inspirant !

Xanadou, délire en chambre

Au théâtre, on cherche souvent comment sortir ou en finir. Louis Zampa se réapproprie cette tradition et cultive, lui aussi, l’autorisation de délirer. Michel, son personnage de solitaire foutu à la porte par sa mère anar-catho réac, aimerait bien se suicider. On ne sait quelle est la part de dinguerie schizo et de résistance à l’absurdité du monde, mais il fait mouche. Son solo débute la tête dans le four micro-ondes. Il s’agit de sa quatrième tentative. On ne dévoilera pas les autres. Ce looser magnifique n’en a « plus rien à foutre de l’apocalypse ni des bons d’achat Leclerc ». Il cumule les pétages de plombs en dialoguant avec sa défunte mère qui l’invitait à sociabiliser et à couper le cordon.

Du-burlesque-suicidaire-sur-canapé-Louis-Zampa © Stéphanie Ruffier
« Du burlesque suicidaire sur canapé » © Stéphanie Ruffier

Ses gags, plus profonds qu’il n’y paraît de prime abord, puisent chez Pascal, Cioran ou Proudhon, un véritable refus de consentir à la société. Michel, coincé dans son appart, dialogue tranquillement avec le public ou improvise de petits numéros burlesques. La scène chez Pôle Emploi, la danse sur de la pop louange ou les échanges avec son cafard (l’insecte) sont truculents à souhait. Les petits se marrent autant que les grands. Du grand clown réaliste. Un texte aux petits oignons empoisonnés.

Musicien, un métier à part ?

Roman Gigoi-Gary du Détachement International du Muerto Coco se présente pour la première fois seul-en-scène, après divers projets plus barrés. Il est toutefois très entouré : par son amère prof de clarinette, un covoiturier Blablacar plutôt curieux, ses potes de tournée, ses voisins qui tapent à la porte… dont il fait résonner les voix. Ici, le décalage du personnage autofictionnel est moins pathologique, juste la marque de la méconnaissance du métier de musicien. Le matériel caractéristique du professionnel est présent sur scène, comme s’il s’agissait d’un concert. Cela commence par une reconstitution de la pédagogie aussi exigeante que désastreuse du conservatoire. Des reproches fleuris retentissent, pour le plus grand plaisir des spectateurs, qui semblent en empathie avec l’élève : « Tâchez de vous détendre », « Vous jouez des notes qui n’existent pas », « Vous phrasez comme un tronc de cèdre », « On ne vous demande pas d’être un poète »… On le menace de finir dans un orchestre de camping.

Un-clarinettiste-en-quête-de-reconnaissance © Stéphanie Ruffier
« Un clarinettiste en quête de reconnaissance » © Stéphanie Ruffier

Le repas de famille ou l’école de jazz sont aussi de grands moments où les humiliations doivent être prises avec humour. Et on rit beaucoup devant des saynètes aussi réalistes qu’absurdes. L’important, on le comprend vite, c’est d’être connu. Le dialogue ciselé avec les voix off et le jeu débonnaire de Roman construisent un intéressant questionnement sur l’accès à la culture et sur la notion de musicalité. L’air de ne pas y toucher, le spectacle nous fait ainsi traverser brillamment différents styles musicaux. La vibration et le plaisir se passent alors de mots. Être musicien, c’est pas si absurde, si ? 

Stéphanie Ruffier


Zoom, de Gilles Granouillet

Mise en espace et jeu : Enji Binard-Julien

J’aurais voulu être un pot de fleurs, par le collectif Xanadou

Site de la compagnie

Mise en scène : Marie Rubert Franchi

Texte et interprétation : Louis Zampa

Durée : 1 heure

À partir de 10 ans

Tournée :

Jean-Noël Mistral, d’Arnaud Aymard

Spectralex

Texte et jeu : Arnaud Aymard

Technique et jeu : Guillaume Bernard

Durée : 30 minutes

Jean-Noël Mistral sur Radio Nova

Tournée :

Bien, reprenons, par le Détachement international du Muerto Coco

Site de la compagnie

Jeu, écriture, composition : Roman Gigoi-Gary

Sonorisation : Arnaud Clément

Regards extérieurs et accompagnement artistique : Raphaëlle Bouvier, Maxime Potard, Marc Prépus, Léonardo Montecchia

Tournée :

Spectacles vus dans le cadre de Chalon dans la rue • 71100 Chalon-sur-Saone

Du 21 au 25 juillet 2021

Gratuit sur présentation du pass sanitaire


À découvrir sur Les Trois Coups :

☛ « Au chevet de l’histoire », Focus 1 Chalon dans la rue, par Stéphanie Ruffier

☛ « Danser dans les chaînes », reportage Chalon dans la rue, par Stéphanie Ruffier

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