Focus 2, Festival Trottoir #1, Du Bitume et des Plumes, Besançon

Tout depend-du-nombre-de-vaches-cie-Uz-et-coutumes © Oeil-de-Dom

Avez-vous fait vos devoirs de mémoire ?

Avril 1994, un million de morts en trois mois au Rwanda. Comment représenter ce génocide aujourd’hui ? Comment dire la violence sans transmettre son fardeau ? La compagnie Uz et Coutumes s’adresse avec finesse aux enfants et à leurs parents. Deux récits, deux approches, deux bijoux d’émotion dans l’espace public.

Parce qu’il faut inlassablement essayer de raconter le passé traumatique et les liens douloureux, Uz et coutumes vient soulever la langue et l’histoire, celles que la France impose et génère dans les Caraïbes, en Afrique, en Haïti… Le mot, le texte et le livre sont au cœur de ses formes artistiques, dont plusieurs déjà consacrées aux massacres qui ont eu lieu, il y a presque trente ans déjà, au Rwanda. Dans cette création, tentant à nouveau de dire l’indicible, elle scinde l’assistance pour mieux comprendre les enjeux d’une guerre fratricide.

Dans le parc de jeux du clos Barbisier, lors de l’ouverture de la première édition de Trottoir, tout commence par la scission. D’un côté les enfants, de l’autre les adultes. Chaque groupe doit prendre un chemin différent pour s’entendre narrer cette terrible Histoire. Dans de petits transistors qui font écho au rôle joué par la meurtrière Radio des Mille Collines, on entend parler de cette étape fondamentale de la séparation. Rapidement, cela fait écho au destin d’un peuple qu’on a dissocié.

« Tout dépend du nombre de vaches », cie Uz et Coutumes © L’Oeil de Dom

Le titre même du spectacle, Tout dépend du nombre de vaches, pose d’emblée la question philosophique de la différence entre Tutsis et Hutus. Comment distinguer ces deux « ethnies » issues d’un même peuple ? L’élevage de plus de dix vaches répondent les colonisateurs. Une distinction arbitraire qui pourrait sembler ridicule si elle n’avait eu de funestes conséquences.

« Quelque chose de grave »

Les enfants, assis dans une espace délimité au sol figurant les contours du pays, écoutent l’histoire d’Hadi, jeune rwandais séparé de sa famille. Ils suivent son épopée et comprennent peu à peu, avec lui, que « quelque chose de grave » s’est passé. Les adultes, quant à eux, assistent ailleurs, sur des bancs d’écoliers, à une étrange leçon dans une salle de classe surannée, à ciel ouvert.

Milo Rau, dans Hate Radio choisissait la reconstitution pour nous faire envisager la violence des faits. Dans un processus de re-enactment, il nous mettait face, en bifrontal, au studio de la Radio des Mille Collines et nous donnait à entendre la cruauté des propos échangés. Ici, c’est un théâtre d’objets sur un bureau d’écolier qui reconstitue avec pédagogie des situations. Avec une merveilleuse économie de moyens et la force des témoignages, la maîtresse d’école, Dalila Boitaud, transmet à l’assemblée de puissants récits. On entend les voix d’enfants, de survivants qui nous content leurs drames, les faits et leurs répercussions dans la vie adulte. Leurs livres sont devant nous, témoins matériels sublimes et têtus.

Jouets et dessins d’enfants

Dans un petit cahier à l’esthétique « école de la République », on découvre des poèmes poignants, l’histoire d’une mère qui doit répondre à la terrible question qu’elle préférerait éluder : qu’est-ce qu’un génocide ? « Quelque chose qui te prend tout », dit-elle. On découvre la distinction administrative des Tutsies, basées sur les observations d’Européens imprégnés de préjugés, semeurs de zizanie… et de mort.

L’approche documentaire et le relais de la parole donnent à ce devoir de mémoire une couleur très poignante. L’émotion se tient en embuscade dans chaque saynète. L’usage du tableau noir, les menus changements de costumes, les petites vaches en plastique sont humblement et judicieusement mis au service des récits intimistes, mais aussi de notions et de valeurs qui auraient pu sembler abstraites. Dalila Boitaud incarne pleinement son rôle de passeuse. Les images habiles et la richesse de la langue servent admirablement la compréhension de cette société et des événements.

Brisant le quatrième mur, notre conteuse-historienne pose la question de la transmission de la mémoire, du cycle de la violence et nous raconte son parcours artistique, tout comme la vie des partenaires et amis qui ont nourri ce travail. On sent la charge émotionnelle et testimoniale de ce théâtre. Une haute idée de l’espace public comme lieu politique. Un cheminement, un enseignement… et des retrouvailles. Les enfants, accompagnés d’autres comédiens, reviennent de leur périple, chargé d’un autre point de vue sur cette histoire. Impressionnant et bouleversant moment où l’on se re-rencontre. Promesse de se raconter. 🔴

Stéphanie Ruffier


Tout dépend du nombre de vaches, de Dalila Boitaud-Mazaudier

Ouvrage de la compagnie Conjuguer conjurer, sur les 10 ans de travaux artistiques de la compagnie entre la France et le Rwanda
Mise en scène : Dalila Boitaud-Mazaudier et Hadi Boudechiche
Avec : Dalila Boitaud-Mazaudier, Hadi Boudechiche, Vincent Mazaudier, Thomas Boudé, Cyril Dillard
Musique : Thomas Boudé, Cyril Dillard
Scénographie : Adrien Maufay
Graphisme et vidéo : Katie Palluault, David Alazraki
Durée : 1 h 10
Tous publics pour les enfants et les parents
Entretien vidéo de l’atelier 231 avec la metteuse en scène

Trottoir • Quartier Battant • 25500 Besançon

1ère édition, les 22 et 23 avril 2023
Dans le cadre du Bitume et des Plumes, en association avec l’Agitée
Plus d’infos ici
Gratuit

Tournée :
• Les 2 et 3 juin, Les Quinconces L’Espal, scène nationale du Mans (42)
• Les 8 et 9 juin, festival « Les hommes forts », à Givors (69)
• Le 30 juin, festival Urbaka, à Limoges (87)
• Le 28 juillet, Espace Nelson Mandela, à Falaise (14)

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