Ça déménage !
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Dernier focus sur le UP Festival : place à l’extraordinaire et au burlesque. Be Flat n’est pas adepte du cirque qui tourne en rond ! En proximité, cette compagnie flamande change la focale, avec « Living ». Dans le confort d’une salle, les néerlandais Michael Zandl, David Eisele et Kolja Huneck ne nous ménagent pas non plus. Loin du ronron habituel, « Sawdust Symphony », hymne à la beauté du geste artisanal, « casse la baraque ». Pas les tympans !
Expérience insolite et conviviale dans des lieux de vie, Living était une proposition originale avec trois possibilités, à Bruxelles : un appartement, un Ehpad ou un grand dépôt-vente voisin. Difficile de choisir, chacune étant singulière puisque la forme s’invente dans chaque lieu : un espace non destiné à recevoir le cirque, tantôt une sphère privée aux caractéristiques marquées, tantôt un lieu public à forte identité. Nous concernant, nous avons assisté à la représentation chez le brocanteur.
De l’acrobatie à tous les étages ou bien du cirque vintage ?
Habituée au parkour, cet art acrobatique qui prend la ville comme support, la joyeuse bande s’adapte vite à tout environnement. Sa première création, Follow me, réinventait le paysage urbain. Double You, son premier spectacle en salle, dédoublait l’espace de jeu. Avec ce nouveau projet, la compagnie affirme son goût pour les scénographies hors normes. Son terrain de jeu se déplace à l’intérieur. Un rapide repérage suffit à la compagnie afin de tirer parti des contraintes et bousculer les conventions.
Entre table basse et canapés, Be Flat cherche d’autres équilibres, développe un langage performatif éloquent. Comme dans le théâtre ou la danse, la démarche d’aller à domicile répond à de nombreux enjeux économiques, sociaux, esthétiques, poétiques (lire le Théâtre d’appartement, un théâtre de crise, de Sarah Meneghello). Abri de fortune ou choix délibéré, le domicile est investi par des artistes aux préoccupations les plus diverses.
Quelles sont les motivations de cette compagnie ? Créer une forme originale, mais aussi toucher le « non-public », favoriser une rencontre de qualité grâce à une communication immédiate, un rapport de connivence autour de l’événement. Dans ces champs loin d’être vierges, se donnent effectivement à voir une esthétique spécifique qui jouit d’un rapport particulier à l’espace et au corps.
L’intimité est à l’œuvre chez les gens afin de déplacer le regard. Jouer en maison de retraite prend également tout son sens : les usagers de ce lieu de repos y sont stimulés. Dans la brocante, ces objets qui ont une âme reprennent vie sous nos yeux, souvent de façon loufoque. Chaque mouvement produit des échos sur ce qui se joue là, comme sur les récits que s’invente le public.
Brasser les histoires
Le caractère intergénérationnel et interdisciplinaire de l’équipe est pour beaucoup dans la réussite du projet. « Avant ma retraite, je n’étais pas artiste et encore moins acrobate », témoigne la mère de Ward Mortier. « Il y a 30 ans, je le portais et aujourd’hui les rôles sont inversés. Les gens sont étonnés que je prenne autant de risques, mais ça se fait presque naturellement. »
Ici et là, quelque chose advient, de façon infime, et s’accomplit, en toute simplicité. La vulnérabilité devient une force. Sans chichi ni tralala, les spectateurs deviennent aussi acteurs. Dans cette caverne d’Ali Baba, un tel est invité à passer des fripes pour un défilé improvisé, une autre est incitée à apporter un coup de main, une autre encore bat le rythme. Derrière l’anecdotique, on a une vraie réflexion sur l’inclusion, ainsi que la nécessité de rester ouvert, voire déstabilisé. Mais quelle agilité de la part des interprètes : bravo pour l’art du détournement et l’absence de casse !
Symphonie en scie majeure
Comment limiter la casse – sinon le chaos, justement, à l’ère de l’anthropocène ? Afin de répondre à cette question, sans plomber l’ambiance, Michael Zandl, David Eisele et Kolja Huneck évoquent l’évolution historique du travail, en confrontant, de façon burlesque, savoir-faire et savoir-être. Sur scène, un vrai artisan, un as de la bidouille et un destructeur en puissance (un mélange du Drax de Marvel Comics et du monstre d’Alien). Pour la première réalisation (une chaise), l’un utilise un tournevis électrique, le deuxième un marteau et des clous, le troisième de la colle. Qui finira le premier et surtout qui pourra jouir de son travail ?
Si le trio chantourne le bois, il malaxe aussi notre pâte humaine. Les personnages sont d’ailleurs très bien campés. Entre le perfectionniste, le rusé et le frustré, le portrait de l’humanité est saisissant. Ce n’est pas le Bon, la Brute et le Truand, mais presque ! En rien manichéen, le spectacle brouille les pistes : le représentant de la tradition utilise des machines ; le 3e larron semble a priori le plus vertueux et, pourtant, il est bien en peine. Il doute, en tout cas, contrairement au malin qui n’a pas froid aux yeux. Sa gloutonnerie le transformera carrément en Bibendum.
Alors, quels choix devons-nous faire pour préserver notre planète ? Les réponses relèvent de la poésie : la révolution industrielle apparaît dans toute son horreur. Comment gérer nos déchets ? Et si la sciure de bois était un trésor… Ce tourneur sur bois est bien inspiré. Et pour le clou du spectacle, ça reste à découvrir.
Les performances sont époustouflantes. La partition est millimétrée et aucun droit à l’erreur n’est permis. Michael Zandl, David Eisele et Kolja Huneck érigent le bricolage en art majeur. Ces jongleurs de formation manipulent ponceuses, visseuses, marteaux et autres outils dans un ballet percutant. Ils excellent dans tout : interprétation, écriture, mise en scène, scénographie… Le premier, exceptionnel de « dégoulinade », a de quoi nous dégoûter à jamais de tout produit chimique.
L’esthétique est particulièrement réussie. Le plancher troué de trappes nous réserve moult surprises. Cercle et bois sont déclinés sous de multiples facettes, sublimés par des lumières ciselées : bûches et rondins finissent poncés, râpés, assemblés, ingurgités ! Enfin, l’univers sonore est puissant et riche de sens : quand les machines ne vrombissent pas, la bande musicale pend le relais. Le classique côtoie la musique acoustique et l’électro, dans un rythme très étudié.
Conçue pendant la pandémie, à l’époque où les gens se sont rués dans les magasins de bricolage entre deux confinements, cette réflexion sur la fabrique de l’art s’est imprégnée de la violence du monde. Heureusement, appelés à la rescousse, le talent, l’humour et la poésie ont œuvré. Ce spectacle est essentiel. Il devrait être remboursé par la sécurité sociale. Il mérite en tout cas de poursuivre sa route et auprès de tous les publics. Et cette première représentation scolaire a remporté un vif succès. 🔴
Léna Martinelli
Living, de la cie Be Flat
Site de la cie
Avec : Ward Mortier, Thomas Decaesstecker, Kathleen Ravoet, Gianna Sutterlet, Alonso Matias Gonzalez et Gerda Dekempe
Artistes interdisciplinaires : Craig Weston (théâtre), Zaur Kourazov (vidéo), Karen Van Schaik (musique), Lukas Pierredon (son), Dali (chien)
Dramaturgie : Craig Weston, Gianna Sutterlet et Ward Mortier
Coachs externes : Aurelia Brailowsky, Sander De Cuyper
Durée : 60 minutes
UP Circus & Performing Arts • Rue Osseghem 50 • 1080 Bruxelles
Du 25 au 27 mars 2024
Tournée ici
Sawdust Symphony, de Michael Zandl, David Eisele et Kolja Huneck
Site de la cie
Avec : Michael Zandl, David Eisele et Kolja Huneck
Conseils artistiques : Lucho Smit, Darragh McLoughlin
Création sonore : Juliano Abramovay, Lasse Munk
Création lumière : Sanne Rosbag
Effets spéciaux et scénographie : Philipp Dünnwald, Michael Zandl
Techniciens : Roland Kumpl, Stephan Kalod, Casper van Overschee
Durée : 60 minutes
Dès 8 ans
Bronks • Rue du marché aux porcs 15 • 1000 Bruxelles
Les 29 et 30 mars 2024
Dans le cadre de UP Festival, du 21 mars au 1er avril 2024
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ UP Festival 2024, article de Léna Martinelli
Photos :
Une : « Sawdust Symphony », de Michael Zandl, David Eisele, Kolja Huneck © Jona Harnischmacher
Mosaïque 1 : © Léna Martinelli
Mosaïque 2 : © Louis Hautier
Mosaïque 3 : © Louis Hautier
Mosaïque 4 : © Léna Martinelli