Focus « Contre-pouvoirs » : « Parler pointu », cie Studio21, Manufacture, « Pouvoir », collectif Une Tribu, Théâtre des Doms, Festival Off Avignon 2024

Pouvoir © celine-chariot

Prendre le pouvoir sur l’histoire

Laura Plas
Les Trois Coups

Si l’Histoire est racontée par le pouvoir, alors « Parler pointu » et « Pouvoir » apparaissent comme des tentatives de l’interroger, voire de le miner. Deux spectacles très différents, mais épatants à tous les points de vue : mise en scène, propos et interprétation.

L’histoire que nous relate Parler pointu n’est pas dans les manuels. Dans ceux-ci, la France apparaît, en effet, comme une nation immuable et uniforme dont le cœur bat à Paris, tandis que le reste du territoire forme d’obscures « provinces ». Les jeunes gens « montés » à la capitale, comme on gravit une échelle sociale, et moqués pour leur façon de prononcer « rose », ont fait l’expérience de ce mépris. Benjamin Thozolan, comédien précisément venu du pays d’Oc, le fuyant un peu, mais rattrapé par ce mépris historique et linguistique (on dit « glottophobie ») s’attaque au sujet dans Parler pointu, pièce où le récit intime se mêle à l’Histoire.

La première qualité de la pièce est d’être bien écrite. D’ailleurs, elle est publiée aux Éditions : Esse que. Ancrage, tendresse, humour allant parfois jusqu’à la truculence : le cocktail fonctionne. On est d’autant plus touché que Benjamin Thozolan part de sa propre vie pour ferrailler ensuite en terres d’Histoire nationale. Tout part d’un discours prononcé pour la mort de son grand-père et jugé proprement incompréhensible par la famille. Le petit, qui se dit comédien, ferait mieux de travailler sa diction ! Et Benjamin Thozolan d’évoquer alors cet accent pointu qu’il a dû adopter pour faire son métier de comédien, cet accent qui le distingue désormais de sa famille.

La gloire de mon grand-père

Surtout, l’auteur-interprète nous dépeint ce grand-père défunt. Ce dernier est l’incarnation du pays d’Oc : le verbe fleuri et haut, romanesque jusqu’à la transfiguration du réel, plein de contradictions, puisqu’il adore des artistes homosexuels mais refusera toujours de rencontrer le compagnon de son petit-fils. On n’est donc pas dans l’idéalisation. Benjamin Thozolan a tout de même quitté le midi. Les diatribes de son oncle sur l’oppression du monde d’Oc font autant sourire qu’elles font mouche. L’œuvre est aussi pleine de contradictions et de tendresse que ses personnages.

© Blokaus Mathis Leroux

L’écriture est par ailleurs mise en valeur par le passage au plateau. La pièce monte en puissance. On est d’abord mis en sympathie par le rapport que l’interprète instaure avec le public, nous offrant par de petites improvisations un temps de partage. Ensuite, Benjamin Thozolan nous fait monter dans une machine à zigzaguer dans le temps. Tantôt, on sourit devant des saynètes truculentes qui se déroulent au présent et peuvent occasionner une réflexion sur la genèse du spectacle. On se souviendra notamment d’un repas de famille dantesque et aussi du cahier de doléances apporté par une explosive et géniale belle-sœur. Le comédien les incarne tous et parfois en même temps avec une tendresse contagieuse. Tantôt le focus devient très large. On nous fait revivre les étapes de la croisade millénaire menée contre la langue d’Oc, sa culture (et toutes les langues et cultures que celle des dominants) : extermination des Cathares, chasse aux Protestants, corsetage royal puis scolaire de la langue…

Le chant du monde d’Oc

Feu, batailles terribles : ça va faire mal. Mais, bon sang ne saurait mentir, comme son grand-père, l’auteur sait partir du réel s’en amuser, créer des tensions dramatiques, des scènes drolatiques. Il se métamorphose, devient roi opportuniste, pape félon, académicien prétentieux… et même bête mythologique.

Superbe leçon d’histoire incarnée avec maestria. Et la gamine du Sud qui écrit cet article, fâchée avec cet Oc depuis longtemps, en vient à repenser son rapport avec cette terre dont la poésie est exprimée par le verbe, comme par la présence précieuse aux côtés du comédien du musicien et comparse Brice Ormain.

On n’est pas des marionnettes ?

Par essence, la marionnette interroge le pouvoir. Manipulée, totalement exclue de la décision sur son histoire, elle devient plus précisément, dans Pouvoir du collectif Une Tribu, une image de la démocratie représentative qui nous fait déléguer notre pouvoir et se fie au vote. Dans le contexte politique, le choix résonne évidemment, mais la pièce est passionnante parce que, non située géographiquement, ni historiquement, elle acquiert une généralité essentielle.

Il était donc une fois, dans un pays indéfini, un roi indéfini que faisait vociférer, galoper trois manipulateurs. Trois ? Quel service ! C’est que les manipulateurs s’inscrivaient dans la tradition japonaise du bunraku, art hyper codé et hiérarchisé, puisque le maître manipule la tête et un bras de la marionnette ; le second, l’autre bras et le bassin ; et qu’il ne reste qu’au plus jeune que… les pieds. On comprend qu’une telle pratique soit idoine à la réflexion menée.

Pas une fois de plus

Il était donc une fois un petit monarque malin comme tout, qui faisant réflexion que la monarchie de papa maman n’allait pas faire long feu face à la rage du peuple, décida d’anticiper et d’exercer un nouveau type de pouvoir : celui qui fait croire aux gueux qu’ils en ont : la démocratie présidentielle. Il était une fois, dix fois, cent fois et la marionnette en a ras-le-bol de cette histoire qui se répète. Les manipulateurs, inquiets de cette révolte, essaient bien de proposer autre chose…La marionnette se rebiffe et veut emprunter d’autres chemins. Conclusion, et face à la réticence des artistes qui se piquent d’être des experts, elle réclame un vote.

© Céline Chariot

L’idée et ses différentes réalisations (car la démocratie est ici un feuilleton à épisodes) sont parfaitement exécutées. On rit, on vit le suspense politique. On assiste avec plaisir aux révolutions de palais du royaume du Bunraku. On s’amuse de voir les pieds vouloir devenir tête, les femmes s’imposer face « au mâle dominant » de l’équipe. On participe, puisque la marionnette en vient à solliciter le suffrage du public. En explorant des pistes politiques jusqu’à l’inouï, le collectif ouvre des voies artistiques. Le spectacle monte ainsi en intensité dramatique jusqu’à aboutir à une merveilleuse variation onirique et à un final incroyable qui laisse ravis.

Paradoxalement, si on adhère totalement au projet d’émancipation et à l’expérimentation qui est menée, on est désolé de confesser, cher petit prince / président, que la réussite ne vient pas totalement de vous. On est bluffé par le talent de vos marionnettistes. Ils ont volé nos mille et une expressions pour vous les attribuer. Ils ont le talent de Pygmalion et sont si forts que, pour un peu, on vous croirait en effet capable de vivre sans eux. À méditer sans modération. 🔴

Laura Plas


Parler pointu, de la cie Studio21

Le texte de Benjamin Thozolan est publié aux Éditions : Esse que
Site de la compagnie
Écriture et jeu : Benjamin Thozolan
Création musicale et jeu : Brice Ormain
Écriture et mise en scène : Hélène François
Durée : 1 h 25 minutes
Dès 11 ans

La Manufacture • 2, rue des Écoles• 84000 Avignon
Du 4 au 21 juillet 2024 (sauf les 10 et 17 juillet), à 19 h 15
De 10 € à 20 €
Réservations : en ligne

Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici

Tournée :
• Le 30 juillet, au Théâtre du Fort Antoine, à Monaco

Pouvoir, collectif Une Tribu

Site de la compagnie
Conception, mise en scène, interprétation : Cécile Maidon, Noémie Vincart, Michel Villéer
Durée : 1 heure
Dès 10 ans

Théâtre des Doms • 1bis, rue des Escaliers Sainte-Anne• 84000 Avignon
Du 3 au 21 juillet 2023 (relâche les 9 et 16) de 10 heures à 15 h 30
De 14 € à 20 €
Réservations : 04 90 85 12 71 ou en ligne

Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici

Photo de une : © Céline Chariot

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