Focus « Exils » : « 4211 km », Aïla Navidi, « Après les ruines », Bertrand Sinapi, 11 Avignon, Festival Off Avignon 2024

4211 km- Credit Dimitri Klockenbring

L’exil : questions et sentiments

Laura Plas
Les Trois Coups

« 4211 km » d’Aïla Navidi est une épopée familiale à la Michalik et « Après les ruines » de Bertrand Sinapi une pièce bruissant d’ombres et d’interrogations sur l’exil. Deux spectacles qui résonnent particulièrement.

4211 km : c’est la distance qui sépare Paris de Téhéran. 4211 km est une arme théâtrale de combat, non seulement en raison de la prise de parole des artistes en fin de spectacle, mais par son efficacité. Pas moyen que le spectateur sorte en soufflant « Encore un spectacle d’intellos qui nous donnent des leçons d’hospitalité ». La pièce a un côté populaire, très facile d’accès, comme un roman d’Hugo. Dans le domaine théâtral, certains penseront peut-être à Alexis Michalik. Donc, épopée familiale avec l’histoire iranienne en toile de fond. Sentiments, intrigue, générosité. Le tout sous de belles lumières chaudes.

Le récit plonge ses racines dans la vie de son autrice et de proches, d’où un effet de réels et une connaissance des sujets traités. On se souviendra d’une saynète où des enfants d’exilés iraniens comparent leurs goûts musicaux et où la narratrice retrouve ses racines, de parties d’échec tendres avec un grand-père, d’un ballon rouge magique… Mais Aïla Navidi sait hisser l’histoire réelle à la hauteur du roman avec des aller-retours dans le temps propre au genre, des histoires d’amour filial, de naissances, de rencontres amoureuses. Le rapport des filles de l’histoire au père resté en Iran est particulièrement touchant.

Liberté, égalité, fraternité ?

Quant à la scénographie, elle est simple mais efficace, avec sa grande tenture qui distingue les espaces et permet de laisser entrevoir ce qu’on ne saurait montrer : l’Iran devenu lointain et ses oppressions. Les comédiens qui parfois endossent plusieurs rôles sont engagés et savent jouer sur le rapport avec le public. La mise en scène n’est pas renversante, mais elle sait jouer de la convention théâtrale. C’est de la bonne œuvre, mise au service d’une histoire poignante et d’un beau message : liberté, égalité, fraternité… Ça devrait nous dire quelque chose.

© Bealivet

Après les ruines a une facture bien plus documentaire, même si la pièce s’autorise des écarts fictionnels. La pièce cherche à nous mettre à la place des exilés : que signifie tout quitter du jour au lendemain ? Qu’est-ce qu’arriver dans un territoire où l’on n’a plus rien, où l’on n’est plus rien et où il faut sans cesse justifier sa présence, répondre à des interrogations.

Au labyrinthe de la langue étrangère descendu

Pour le comprendre, les interprètes se prêtent à un étrange jeu de rôles, qui est une des belles idées du spectacles. Jouant des multiples nationalités et langues présentes dans l’équipe, ils feront de celui qui parle français un exilé. Il se retrouve alors confronté à une langue inconnue, à un système administratif toujours kafkaïen, aux quiproquos. Les scènes sont d’autant plus fortes qu’à l’instar de cet exilé de fiction, tous les spectateurs ne maîtrisent pas l’allemand. L’emploi du français comme langue d’exil rend plus facile peut-être l’empathie.

Autre belle idée : l’échappée vers le mythe du Roi des Aulnes. Chaque spectateur peut en effet se retrouver dans la scène déchirante d’un père qui perd son enfant, comme chacun, même xénophobe, a pu être touché par la mort du petit Aylan en 2015. La dimension empathique est soulignée encore par la ponctuation lyrique de la pièce. La douleur se chante et ainsi se transmet par-delà les frontières (linguistiques aussi).

La mise en scène multiplie donc les approches : musique, théâtre et même théâtre d’ombres, dans un final qui rachète quelques moments confus et instants de surjeu. La scène s’embellit. Comme des enfants, nous suivons avec angoisse le chemin d’ombres d’un exilé dans une forêt mystérieuse et inquiétante.

Après-les-ruines-Bertrand-Sinapi-©-Guillaume-Lenel-2
© Guillaume Lenel

On s’habitue à tout. Malheureusement. Sur le sujet assez présent (à juste titre) de l’exil, Bertrand Sinapi parvient pourtant à renouveler l’approche. Il le fait en trouvant la cohérence d’un propos touffu autour de la notion centralisatrice de « questions »., Il questionne même nos questions, celles qui nous transforment en DRH de l’hospitalité et en pervertissent donc la nature.

Modeste, conscient de la complexité du projet, le spectacle s’est construit « en essayant, en se trompant, en répétant ». On apprécie. 🔴

Laura Plas


4211 km, d’Aïla Navidi

Compagnie Nouveau jourMise en scène : Aïla Navidi
Avec : June Assal, Sylvain Begert, Florian Chauvet, Aïla Navidi, Olivia Pavlou Graham, Damien Sobieraff
Durée : 1 h 35
Dès 12 ans

Le 11-Avignon • 11, boulevard Raspail • 84000 Avignon
Du 2 au 21 juillet 2024 (sauf les lundis 8 et 15), à 15 heures
De 10 € à 22 €
Réservations : en ligne

Tournée :  ici :
• Du 7 au 9 septembre, dans le cadre du festival Coup de Théâtre, à Annecy (74)
• Du 7 au 8 novembre, Musée de l’Immigration, à Paris (75)
• Les 15, 19 et 21 novembre, Le Grand T, à Nantes (44)

Après les ruines, de Bertrand Sinapi

Compagnie Pardès Rimonim
Texte et mise en scène : Bertrand Sinapi 
Avec : Katharina Bihler, Bryan Polach, Amandine Truffy et la contrebasse : Stefan Scheib
Durée : 1 h 15 minutes
Dès 13 ans
En français, allemand et arabe surtitrés

Le 11-Avignon • 11, boulevard Raspail • 84000 Avignon
Du 2 au 21 juillet 2024 (sauf les lundis 8 et 15), à 13 h 55

De 10 € à 22 €
Réservations : en ligne

Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici et ici

À découvrir sur Les Trois Coups :
En Transit, d’Anna Seghers, par Laura Plas

Photos :
• Une : « 4211 Km », Aïla Navidi © Bealivet

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