Focus In, Festival International Éclat 2024, Aurillac

Muljil-Elephants-Laugh © Vincent-Muteau

Emporté par la foule

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Comment vivre ensemble ? Avec 55 000 spectateurs par jour (+ 40 % par rapport à 2023), cette 37édition du plus grand festival français d’arts de la rue a connu des records de fréquentation. Les publics, aussi bigarrés que la programmation officielle, ont navigué entre tableaux choraux, révoltes collectives et solitudes dans la multitude. Voici une sélection de spectacles vus.

Le festival créé par Michel Crespin, occasion de retrouvailles festives, constitue un formidable haut-parleur des luttes et des angoisses contemporaines : dés-assignation des identités, défense de voix minoritaires, dénonciation des oppressions… Aussi saluons-nous la présence essentielle d’Ahmed Tobasi du Freedom Theatre dans la sélection officielle. Le directeur artistique d’Aurillac, Frédéric Rémy, comme sa consœur de Villeurbanne, Nadège Prugnard, a choisi de faire entendre le témoignage exceptionnel de ce réfugié palestinien qui a grandi dans un camp de Jénine. Son poignant récit d’un parcours où il troque les armes à feu contre celles du théâtre a été longuement ovationné dans la préfecture cantalienne.

« Carmen » Maurice et les autres © Marielle Rossignol

Politique, également, le choix de programmer un opéra-paysage post-metoo dans l’enceinte du haras national. La compagnie Maurice et les autres y a offert une Carmen effrontée. Devant les écuries, un truculent cours collectif de défense féministe débute : on y apprend à s’extirper d’une situation de violence sexiste par la parole… et le geste ! Puis vient la peinture du harcèlement et des humiliations en milieu militaire : le fameux air « Prends garde à toi » prend des teintes ambivalentes. Dans les champs, une ambiance de plus en plus nocturne et alcoolisée révèle un Toréador facétieux. Il emporte l’adhésion du public qui se mêle volontiers aux chœurs. La mécanique de cette tragédie de la jalousie devient une parfaite illustration du classique « elle le quitte, il la tue ». Ces deux choix de programmation, comme celui de Mariano Pensotti repéré au festival d’Avignon, font montre d’une volonté de jeter des passerelles entre théâtre en salle et espaces non dédiés.

« Je veux une révolte »

Circassienne, la scénographie de Mathias Lyon nous plonge dans un univers post-apocalyptique : un cavalier à iroquoise, lunettes noires et cache-poussière nous accueille devant une arène de vieux pneus avec un fumigène. Au lointain, un camion taché de bombe rouge sang-révolte marque une zone interlope. Avec son faux indien aux déplacements de gorille-cheval, son approche de l’animal et de l’humain aux frontières poreuses, Duel Seul intrigue, puis déçoit par son propos insurrectionnel flou. Quelques très belles images, comme ce majestueux cheval qui se roule dans la sciure ou ce drôle de tango solitaire avec foulard traditionnel et casquette.

« Seul Due », Mathias Lyon © Vincent Muteau

Si les gros formats festifs sont de la party pour faire danser le public (DJ parodiques de Hoods Flakes sur la place de l’hôtel de ville ou show bigarré des Coréens d’Ambiguous Dance Compagny mêlant inspirations traditionnelles et électro), d’autres spectacles pour grandes places, plus politisés, discutent le totalitarisme et le contrôle de masse. Fantôme du collectif La Méandre déploie un conte dystopique en noir et blanc sur grand écran et façades. Les personnages singuliers de ce ciné-concert emballant s’échappent d’un monde triste qui marche au pas pour descendre dans la foule. Un récit complexe de désaliénation.

Sur le terrain de sport de la Jordane, Combustion de Pal / Secam projette lui aussi sur écran un monde où l’ordre règne. Mais il s’agit du nôtre : images fascinantes de manifestations officielles, célébrations sportives, Tiktok et autres chorégraphies réglées au cordeau. Une synchronie aussi harmonieuse qu’effrayante. Des feux d’artifice – éblouissement populaire s’il en est – encadrent et soulignent ce montage vidéo sur fond de discours nationalistes enflammés. En parallèle défilent des images documentaires des lignes d’usines chinoises où est fabriqué 85 % de la pyrotechnie mondiale. Le tout envoûte et dérange. On interroge ici brillamment toute l’ambiguïté de l’artifice. Derrière l’écran de fumée de la beauté éblouissante, le subterfuge pour manipuler les masses. Un collage pluridisciplinaire comme une mitraille.

La Corée à l’honneur

Après la Suisse en 2023, le festival honorait cette année la Corée, cela pour notre plus grand plaisir. La peinture de l’isolement de l’individu était très présente, tant dans les captivants aquariums de Muljil de la compagnie Elephants laugh, que dans la prise de hauteur solitaire de SU:M (Breathe), ou encore dans Cuckoo, très surprenant récit intimiste de Jaha Koo, dialoguant avec trois drôlatiques autocuiseurs de riz et des images de la mise sous tutuelle financière de 1997 orchestrée par le FMI. Dans chaque proposition, le parcours individuel semble étouffé par le destin collectif, la pression sociale ou internationale. Comment retrouver son souffle et sortir de l’enfermement ?

« Muljil », cie Elephants Laugh © Vincent Muteau

Muljil a particulièrement fasciné. Sur la place des Carmes, quatre cabines remplies d’eau sont investies par des personnages asphyxiés par leur quotidien. La lenteur des apnées et la beauté morbide des images nous tiennent en haleine, même si les traductions en anglais ne sont pas toujours audibles. On ressent parfois de l’angoisse à voir ces personnages évoluer sous l’eau, au milieu de sacs plastiques noirs gonflés de pensées toxiques, d’objets qui réduisent l’être à un genre, à la maternité, à un corps jamais assez parfait pour affronter le regard d’autrui. Le dispositif voyeur se transforme peu en peu en bouteille jetée à la mer, que des spectateurs peuvent saisir en allant rejoindre et « sauver » les submergés. Un magnifique univers, très singulier, un moment de respiration collective étonnant.

Joie en grand large

Beaux panoramas également dans Tancarville ! Au pied du château Saint-Étienne, la compagnie G. Bistaki poursuit son exploration de la matière : après le maïs, les tuiles ou les sacs à main, ce sont ici les tissus qui deviennent prétextes à une fugue plastique et à une jonglerie bien réglées. Les personnages masculins tour à tour lavandiers, serveurs de café, gradés empesés de pinces à linge ou encore manipulateurs de fantômes mènent une grande symphonie sur cordes d’étendage. Ce ballet plaisant de nappes blanches dégage une poésie légère, sans dimension critique (aucune évocation du linge sale : pollution générée par la fabrication et le lavage des textiles, exploitation des travailleurs). Ici, on rêve face à un coq-à-l’âne virevoltant.

Les tableaux réglés au millimètre ne sont guère la tasse de thé de Kiroul, compagnie du Gers qui pratique depuis toujours le dérèglement des sens et le foisonnement créatif tous azimuts. Investissant un espace ouvert, en chantier, elle saisit la loufoquerie, l’accident et les fragilités comme matières à rêver. Manière de se réjouir ensemble. Le matinal Jours, hymne à la joie comme à une écriture de plateau débridée, déverse une foule de personnages cocasses sur le blanc éclatant de la place Crespin. Supers héros en roue libre, ange en fauteuil roulant, grande bringue enthousiaste et amateurs masqués en stage de développement personnel sont autant de chiens fous dans l’absurdité joyeuse du monde. Ils évoluent dans une dramaturgie chaotique encadrée par un excentrique gourou et commentée par un philosophe débraillé. Cette vision très éclectique de la joie ose toutefois insérer des images plus mélancoliques, l’ombre de la mort. Une moisson durable d’images et de chansons qui tournent en boucle. Un paradis foutraque qui électrise le vouloir vivre. 🔴

Stéphanie Ruffier


And here I am, Freedom Theatre

Site de la compagnie
Mise en scène : Zoé Lafferty
Texte : Hassan Abdulrazzak
Avec : Ahmed Tobasi, d’après le récit de sa vie
Durée : 1 h 15

Carmen, cie Maurice et les autres

Site de la compagnie
D’après Georges Bizet
Mise en scène : Jeanne Desoubeaux
Avec : Anaïs Bertrand, Igor Bouin, Solène Chevalier, Jeanne Desoubeaux, Jean-Christophe Lanièce, Vincent Lochet, Pauline Leroy, Flore Merlin, Martial Pauliat, Agathe Peyrat
Direction musicale : Jérémie Arcache et Igor Bouin
Assistanat à la mise en scène : Louise Moizan
Scénographie, espace et habillage : Cécilia Galli
Costumes : Alex Costantino, assisté de Nathalie Matriciani
Maquillage : Anne Kuntz
Durée : 2 heures
Dès 13 ans
Tournée ici :
• Du 13 au 14 septembre,  Quinconces L’Espal scène nationale Le Mans (72)
• Du 20 au 22 septembre, TSQY, scène nationale de St-Quentin-en-Yvelines (78)

Muljil, cie Elephants Laugh

Site de la compagnie
Direction artistique : Jinyeob Lee
Avec : lKwanghyun Ma, Youjin Na, Jaeho Lee, Aeri Lee, Joonbong Kim
Création lumière : Hayoung Jeong
Création son : Jimmy Sert
Costumes : GyonginnKim
Durée : 1 h 10
Tout public

Combustion, cie Pal / Secam

Site de la compagnie
Conception : Cathy Blisson et Amaury Vanderborght
Direction documentaire et dramaturgie : Cathy Blisson
Direction musicale et recherche vidé : Amaury Vanderborght
Images Liuyang : Dino Sze Lung
Traduction Liuyang : Wan Lun Yu
Réalisation vidéo : Super Tchip
Montage vidéo : Yoann Stehr et Maxime Jouret
Recherche extra found footage: YoannStehr
Montage son et mixage : Nathan Foucray-Bretonnière
Conception pyrotechnique : Édouard Grégoire et Gabriel Legrand
Pyrotechnie live : Arteventia
Durée : 40 mn
Tout public
Tournée :
• Le 13 septembre, Kunstencentrum Viernulvier, à Gent (Belgique)
• Du 27 septembre, Les Halles de Schaerbeek (Belgique)

Seul duel, Mathias Lyon

Site de l’artiste
Mise en scène, scénographie et interprétation : Mathias Lyon
Avec : Julien Defaye et le cheval Bubastis
Durée : 40 minutes
Tout public

Tancarville, cie G. Bistaki

Site de la compagnie
Création collective de et avec : Florent Bergal, Sylvain Cousin, Jive Faury, François Juliot
Régie générale : Rémi Bernard
Création et régie lumière : Hugo Oudin
Rencontres artistiques et humaines : Joël Fesel, Arthur Kuggeleyn
Costumes : Emmanuelle Grobert
Durée : 1 heure
Tout public

Jours, cie Kiroul

Site de la compagnie
Direction artistique : Cyril Puertolas (mise en scène et dramaturgie), Dimitri Votano (scénographie), Sylvain Cousin (mise en scène)
Avec : Émilie Canniaux, Mariette Delinière, Marion Dupouy Mason, Frédéric Pradal, Cyril Puertolas, François Sinagra, Valérie Tachon, Dimitri Votano et Martin Votano
Durée actuelle : 1 heure
Tout public

Festival international du théâtre de rue

Du 14 au 17 août 2024
CNAREP et Association ÉCLAT • dans toute la ville • 15000 Aurillac
Plus d’infos ici

À découvrir sur Les Trois Coups :
Focus Off, Festival d’Aurillac 2024, par Stéphanie Ruffier

Photos :
• Une : « Muljil », cie Elephants Laugh © Vincent Muteau
• Mosaïque : « Tancarville », G.Bistaki © Vincent Muteau ; « Jours », cie Kiroul © Marielle Rossignol

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS