Focus jeune public, Totem, Théâtre 11, Festival Off Avignon

Bastien-sans-main-Antonio-Carmona-Christophe Raynaud de Lage

Papa, maman, j’peux pas, j’ai théâtre !

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Si les bons spectacles jeune public sont en fait tout public, on grogne depuis des années sur les salles qui affichent n’importe quoi en termes de catégories d’âges. Alors, voici trois pépites pour la jeunesse, classées de six ans jusqu’à l’adolescence.

« Bastien sans mains » au Totem : un conte circassien pour savoir prendre la main

Bastien sans mains est le premier spectacle conçu par Olivier Letellier pour les petits (dès 6 ans). C’est l’heureux évènement né de deux rencontres : la première avec l’auteur Antonio Carmona qui signe un texte limpide et imagé ; la seconde avec l’Académie Fratellini. Le conte propose ainsi des mots colorés comme des balles de jonglage et des scènes circassiennes qui racontent tout autant que la parole. Ainsi, l’on comprend tout très tôt : que Bastien est un enfant à part, qu’il manque des mots à sa vieille institutrice pour l’aider, qu’il faut enfin accepter cette différence pour pouvoir tendre la main. Le texte d’Antonio Carmona ménage la surprise du diagnostic et un dénouement doublement heureux. Il étonne par ses phrases rigolotes, la justesse de sa peinture du quotidien. On songera notamment à la difficulté de faire ses lacets, car la métaphore des chaussures (passion de Bastien) court durant toute l’heure pour parler de handicap.

La pièce, comme la mise en scène et en espace, fait confiance au pouvoir du théâtre. Une paire de chaussures à talons devient ainsi une maman très occupée à nier l’autisme de son fils. De petits souliers chatoyants représentent une classe. Les balles de jonglage de Simón Aravena permettent de figurer un repas de cantine. Et puis « La veille maîtresse panique » a le visage d’une toute jeune et pimpante conteuse. Quant à Bastien, lui dont personne ne veut prendre la main, il jongle parfaitement, et sa différence s’exprime dans un très joli accent !

Léger, conçu pour pouvoir être joué en dehors des salles de théâtre, le spectacle n’abdique pour autant pas l’exigence de beauté. On n’en attendait pas moins d’Olivier Letellier, nouveau directeur des Tréteaux de France. Le public est installé, comme au cirque, tout autour des deux interprètes, tout près d’une petite scène qui fait penser à un embarcadère. La création sonore exprime la cacophonie intérieure de la maîtresse désemparée. Enfin, le travail ciselé de la lumière nous embarque dans le sillage de deux interprètes généreux et convaincants.

« La Tête ailleurs », de la compagnie du Dagor : une histoire d’amour et de fantaisie

Quelques centimètres de plus à la toise, et vous pourrez apprécier, toujours au Totem (repaire pour les petits ogres de théâtre) La Tête ailleurs de la compagnie du Dagor. Encore plus économe de moyens, le spectacle prouve justement qu’il ne faut presque rien pour faire du bon théâtre : deux comédiennes investies, Hélène Cerles et Danièle Klein portent le texte merveilleusement poétique de Gwendoline Soublin.

Développons un peu et évoquons les comédiennes d’abord. Leur talent, c’est à la fois l’enfance retrouvée à volonté, mais plus largement l’aptitude à changer d’âge. En effet, la plus jeune joue la mère ; la plus âgée incarne Voltairine, une petite fille qui a la tête ailleurs. Si on s’étonne au début, la magie du théâtre opère vite. De plus, bien plus tard, on comprendra à quel point ce choix de distribution a du sens. Hélène Cerles et Danièle Klein savent encore faire surgir, de simples mots, une galerie de personnages attachants. Elles sont Soledad et Voltairine : une mère utopiste souvent partie pour changer le monde et sa petite fille qui bouscule les autres de son imagination fertile et fantasque. Têtes ailleurs, elles sont extrêmement attachantes.

La-Tête-ailleurs-Gwendoline-Soublin-Sabrina Noiraux
« La Tête ailleurs », de Gwendoline Soublin © Sabrina Noiraux

Passons au texte. Avec ses alliances indisciplinées de mots, ses images qui dynamitent les stéréotypes, il est une ode à la fantaisie, à la faculté d’imaginer des lendemains qui chantent ou de transfigurer un présent de privations et de patates en royaume extraordinaire. Il crée l’émerveillement. C’est aussi une belle histoire d’amour entre une mère et sa fille. La petite Voltairine grandira, fera son chemin de vie, mais par-delà la mort de sa mère, elle la gardera… dans sa tête. Cela, le texte et la mise en scène l’élucident peu à peu. Regardez au-delà de l’apparence, croyez dans l’imagination, nous souffle-t’on. La Tête ailleurs est donc une belle expérience de théâtre, une histoire d’amour et de fantaisie : beaux viatiques pour l’enfance.

« Maintenant que je sais » : le roman de formation d’une journaliste engagée

Pour voir la pièce de Catherine Verlaguet, qu’Olivier Letellier présente cette fois au Théâtre 11, il vaut mieux attendre quinze ans, l’âge de découvrir derrière les paillettes du Brésil le sang coagulé d’une dictature militaire. Hélène, jeune journaliste, s’envole à Rio pour un reportage sur son carnaval. Chouette ! Elle imagine déjà danses et liesse. Seulement arrivée dans le pays, elle rencontre des gens qui savent, eux, ce que dissimule le touristique évènement festif. Et petit à petit, Hélène change.

Théâtre récit, la pièce offre donc non seulement une réflexion sur le rôle de la presse, mais un petit roman d’initiation. Alors qu’Hélène se gaussait, quand ses parents lui faisaient remarquer qu’une révolution, ça ne pouvait pas venir de militaires, elle finit par les écouter. Manquant d’abord totalement d’intérêt pour la politique, elle se met à écrire des articles sur le régime autoritaire au gouvernement. Enfin, la violence de l’État lui fait franchir un pas de plus. Ainsi, lorsque la jeune femme, menacée, rentre en France, elle a grandi, elle a changé : elle a appris à voir par-delà des apparences.

Pour nous raconter cette histoire, faire surgir les belles figures de Luis et Magdalena, amants et dissidents, celle d’un policier retors ou de la mère apeurée de Magdalena, une seule actrice est en scène. Juliette Allain est Hélène, mais il suffit qu’elle change d’intonation, qu’elle s’adresse à un espace vide ou à un spectateur pour que la scène se peuple. Car le dispositif scénique est immersif : nous voici installés de-ci-de-là, à proximité de tables de cuisine qui composent l’essentiel de la scénographie. La comédienne allant de table en table (s’y asseyant ou les gravissant), recompose ainsi la multiplicité des lieux évoqués et nous fait revivre les rencontres qu’elle a faites.

Le texte est simple, sans coquetterie comme si le sujet invitait à la pudeur. Les personnages nous ressemblent : Hélène a nos atermoiements et nos élans de courage ; les héros sont seulement des gens ordinaires qui refusent de « partir et de laisser leur pays aux rats »… au péril de leur existence. Amoureux, mère, ils ont des joies et des chagrins et nous bouleversent. La création sonore mêle quelques enregistrements à des ambiances délicatement choisies. Le jeu de Juliette Allain est juste, comme la mise en scène du récit. Il faut simplement éviter d’avoir un voisin un peu grand afin d’éviter le torticolis. Ce n’est pas grand-chose, quand on peut voir un spectacle de cette qualité. 🔴

Laura Plas


Bastien sans main, d’Antonio Carmona

Site du Théâtre du Phare
Mise en scène : Olivier Letellier
Avec : Simón Aravena, Julie Badoc
Durée : 35 minutes
À partir de 5 ans

Totem • 20, avenue de Monclar • 84000 Avignon
Du 9 au 26 juillet 2022 (relâches les 10, 17 et 24), à 14 h 10
De 3 € à 9 €
Réservations : 04 90 85 59 55
Dans le cadre du Festival Off d’Avignon
Plus d’infos ici

La Tête ailleurs, de Gwendoline Soublin

Site de la cie du Dagor
Mise en scène : Marie Blondel, Julien Bonnet, Thomas Gornet
Avec : Hélène Cerles, Danièle Klein
Durée : 1 heure
À partir de 9 ans

Totem • 20, avenue de Monclar • 84000 Avignon
Du 9 au 26 juillet 2022 (relâches les 10, 17 et 24), à 10 h 10
De 3 € à 9 €
Réservations : 04 90 85 59 55
Dans le cadre du Festival Off d’Avignon
Plus d’infos ici

Maintenant que je sais, de Catherine Verlaguet

Site du Théâtre du Phare
Texte publié aux Editions Lansman
Mise en scène : Olivier Letellier
Avec : Juliette AllainDurée : 1 h 05 (trajet jusqu’au lycée Mistral compris)
À partir de 15 ans

Théâtre 11 • 11, bd Raspail • 84000 Avignon
Du 10 au 29 juillet 2022 (relâches le 12, 19 et 26), à 10 h 45
De 8 € à 20 €
Réservations : 04 84 51 20 10 ou en ligne
Dans le cadre du Festival  Off Avignon
Plus d’infos ici

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛  Focus, enfance et adolescence au Gilgamesh, le Off d’Avignon

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant