Focus « Seuls en scène » : « Larzac », cie 13.36, Théâtre Les Halles, « Noires Mines Samir » Collectif Lacavale, Théâtre du Train Bleu, Festival Off Avignon 2024

Les Solitaires sont parfois des joyaux de théâtre

Laura Plas
Les Trois Coups

Fuyant toutes les facilités, mais servis par la qualité de leurs interprètes et la force de leurs propos, « Larzac » et » Noires Mines Samir », dans des genres très différents, nous montrent que les seuls en scène sont parfois de purs joyaux de théâtre.

On a longtemps préféré les distributions nombreuses, dont la forme exalte le collectif, car l’énergie est communicative. Pourtant, les seuls en scène, ne permettent-il pas aux collectivités les plus pauvres, aux salles les plus reculées, les moins bien équipées d’accueillir des spectacles ? Ne nous recentreraient-ils pas sur l’essence du théâtre ? Ne seraient-ils pas un avenir du théâtre ? En tout cas, cette année, ils nous ont offert la plupart des pépites du festival Off.

Larzac ! Ni chromos, ni surplomb : l’humain d’abord

Merveille d’écriture, d’interprétation et de réflexion politique, Larzac ! de Philippe Durand est le spectacle qui nous aura le plus marqué. À voir et à programmer absolument. Dès la première minute, on est happé par un début in medias res que l’entrée en salle ne laissait pas présager. On avait découvert une petite table. Et à cette table de rien, venait de s’asseoir l’homme avenant qui nous avait accueilli en nous donnant une photocopie. C’était tout. Mais, justement, le théâtre peut se résumer à un humain regardé par une assemblée.

Le fil ténu tient évidemment à l’interprétation de Philippe Durand, aussi exceptionnelle qu’elle l’était dans 1336, paroles de Fralibs. On ne s’étonne pas que ses pièces ne se succèdent pas : il faut du temps pour écouter, récolter les paroles et ensuite les incarner. Cette fois, le comédien porte la parole des hommes et femmes qui appartiennent à la Société Civile des Terres du Larzac. Il ne sera donc pas question de la fameuse lutte des années 70, mais plutôt de l’organisation qu’elle a engendrée et qui permet à des paysans de vivre aujourd’hui sereinement du travail de la terre.

© Jean Joseph Osty

Le jeu est remarquable. Philippe Durand incarne les femmes sans singer la féminité, les paysans sans mépris, ni accents caricaturaux. Ses personnages sont différenciés et vivants. Penché souvent au-dessus de sa table jusqu’à donner l’impression qu’il va la traverser, venant chercher chacun des spectateurs par son adresse et ses regards, le comédien nous fait une place dans la vie du Larzac.

Polyphonie politique

On n’imagine pas qu’un autre comédien interprète un tel spectacle, d’autant que Larzac ! est le fruit d’un travail scrupuleux de collecte, d’élaboration d’un texte juste. Il a évité tous les écueils dont les postures surplombantes, la pédagogie, les généralités l’attribution des bons et mauvais points. Ont voix au chapitre les figures historiques du Larzac, tout autant que les nouveaux, les paysans de la Conf’ et les autres, ceux qui travaillent la terre et ceux qui faisaient du théâtre.

© Jean Joseph Osty

Tous sont incarnés avec la même bienveillance fraternelle. Leurs discours sont situés, ancrés dans le réel, ce qui leur donne plus de force. La pièce s’ouvre ainsi sur la confession rieuse d’un homme qui pose un regard critique sur sa formation à l’école d’agriculture et sur ses motivations contestables pour choisir le métier. Le sulfate est sa madeleine de Proust ! Philippe Durand ne juge jamais, il nous offre les paroles, les raisonnements qu’on lui a confiés. Il nous permet de comprendre des choses aussi concrètes et pourtant sibyllines que l’importance des prêts de terres à usage, le choix de l’unanimité dans les AG des sociétaires

La propriété, c’est la misère

Les manières de faire communauté, de gérer ses désaccords et aussi de penser la propriété, l’héritage et l’attribution des terres sont révolutionnaires. Vraiment, simplement, concrètement. Les théâtres bruissent de grandes méditations politiques abstraites, ou confinés dans la boîte noire, mais Larzac offre sur le terrain politique des voies bien plus passionnantes !

Les mille et une nuits de Samir

Le collectif LacavaLe donne lui la parole à Samir, la cinquantaine fracassée, interné en hôpital psychiatrique. Sixième d’une fratrie, conscient à douze ans d’aimer les garçons, alcoolique et habitué aux drogues artisanales des pauvres, à 13 ans, Samir n’est pas un héros. Sa misère n’est pas romantique. Sa vie n’est pas celle, rassurante, d’un transfuge de classe. Dans Mines Noires Samir, n’attendons pas de roman de formation, ni même de happy end. Seul le conte laisse l’avenir ouvert par-delà les mille et une nuits.

La démarche est d’autant plus courageuse que dans le Off, on vend souvent lefeel good. Ici, on songera peut-être à Genet ou Fassbinder, même si le texte n’en a pas le style. Il s’agit en effet de la retranscription d’entretiens que le metteur en scène Antoine d’Heygère a pu mener à intervalle en HP, et dont on retrouve d’ailleurs la trace dans une bande son diffusée avec parcimonie. Le propos est donc composite, heurté à l’image des discussions espacées menées avec un homme pétri de contradictions et de souffrances. Mais justement, la pièce parvient à faire sentir ce qu’est la douleur.

La direction d’acteur fait penser à celle d’un chef d’orchestre : la voix d’Adil Mekki s’étouffe jusqu’aux murmures, comme encoconné par les médicaments et le chagrin, et puis elle nous revient claire voire claironnante pour nous séduire, pour dire que malgré tout, la vie résiste.

© Nicolas Drouet

En général, le son apparaît d’ailleurs comme une dimension essentielle dans cette pièce qui ne s’encombre pas. Le décor est, lui, minimal. Le beau travail lumière suffit à habiller la scène et à exprimer les états de Samir. Dans ce vide, la musique peut se déployer : c’est celle du poste grésillant que l’interné a dans sa chambre, celle de la BO de sa vie, faite des chansons d’une mère aimée et écrasée par la vie, de Rachid Taha, de variété. La musique est un refuge, Sur elle, Samir, s’anime pour un instant. Un instant seulement. Il tournoie, s’enivre comme pour oublier le monde. Il est soleil au milieu de la nuit.

Dans ces mille et une nuits, le charme d’Adil Mekki, sa jeunesse, sa voix posée expriment ce qu’a été Samir, ce qu’il aurait pu être ? Et on songe à ce moment où dans Mommy, l’insolente beauté de Xavier Dolan exprime les rêves brisés d’une mère pour le fils qu’elle va confier à l’asile. Et puis la grâce du comédien nous permet aussi de supporter la misère qu’il raconte. Son jeu, nuancé, fin, porte un spectacle d’une âpre exigence. 🔴

Laura Plas


Larzac, de la cie 13.36

Le texte est édité aux Éditions Libertalia
De et avec : Philippe Durand
Durée : 1 h 25 minutes
Dès 15 ans

Théâtre des Halles • 22, rue du Roi René • 84000 Avignon
Du 29 juin au 21 juillet 2024 (sauf les 3, 10 et 17 juillet), à 18 h 45
De 13, 60 € à 22,60 €
Réservations : 04 32 76 24 51 et en ligne

Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici

Tournée ici, dont :
• Les 5 et 6 novembre, au Théâtre Jean Carat, à Cachan (94)
• Le 7 novembre, au C3 Le Cube, à Douvres-La-Délivrande (14)
• Du 12 au 15 novembre, en itinérance avec Le Parvis, scène nationale Tarbes (65)
• Le 21 et 22 novembre, Le Palace, à Surgères (17)
• Les 23 novembre, à Cestas (33)
• Du 28 au 30 novembre, L’Astrolabe, à Figeac (46)

Noires Mines Samir, du Collectif LacavaLe

Site de la compagnie
Écriture et mise en scène : Antoine d’Heygère
Avec : Adil Mekki
Durée : 1 h 15
Dès 13 ans

Théâtre du Train Bleu • 40, rue Paul Saïn • 87000 Avignon
Du 30 juin au 21 juillet 2024 (sauf les 2, 8, 15), à 20 h 05
De 14 € à 20 €
Réservations : sur place ou en ligne

Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici

Spectacle bénéficiant du dispositif Hauts-de-France en Avignon

Tournée :
• Le 14 novembre, à La Maison des Arts, à Bordeaux (33)
• Le 15 novembre, aux Avant-Postes, à Bordeaux (33)

À découvrir sur Les Trois Coups :
« 1336, Paroles de Fralibs », de Philippe Durand, par Laura Plas
« Les Choses en face », Collectif La Cavale, par Sarah Elghazi
Hauts-de-France en Avignon, Festival Off d’Avignon 2023, par Léna Martinelli

Photo de une : « Noires Mines Samir », Collectif Lacavale © Nicolas Drouet

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