Cavale au quartier natal
Par Stéphane Ruffier
Les Trois Coups
Nerveux et poétique, ce road movie théâtral colle aux errances et aux impatiences d’un jeune, revenu au quartier pour panser son passé. Art de la fuite, uppercuts et portraits délicats.
« J’ai, comme qui dirait, du monde qui me court après. Mais courir ça me va. Gamin, déjà, je courais partout, histoire d’échapper aux bombes domestiques. » Ainsi surgit Icare, comme un diable, au pied d’une tour HLM. Il a toujours navigué en eaux troubles, entre la mère et l’amer ; le beau-père cognait dur. Un jour, il a fait une connerie et s’est brûlé les ailes. Il revient aujourd’hui sur les lieux du passé, les sirènes policières toujours aux trousses. Cherche-t-il un coupable, une rédemption, une preuve d’amour ? On le suit avec émotion dans son pèlerinage au pas de course.
Cette déambulation théâtrale menée avec beaucoup de sensibilité par Caroline Cano adopte une forme très cinématographique. Le public s’y sent happé par un travelling en empathie avec ce petit con hâbleur. Une bande-son portative nous fait baigner dans son univers, donne le rythme, comme une obsédante petite musique intérieure. Elle est interprétée en direct par Adil Kaced sur des instruments-outils artisanaux, pioche et râteau électrifiés. Son blues doux et violent rend hommage aux damnés de la terre, ceux qui n’ont que leur force de travail comme moyen de subsistance. Et l’harmonica, réminiscence des champs de coton, fait résonner la souffrance des prolétaires.
La musique, compagne puissante et viscérale du personnage principal, constitue une des grandes réussites de cette mise en scène. Elle participe à la création de touchantes bulles d’intimité dans l’espace panoptique de la cité où l’on vit « le regard des autres braqué sur la tempe ».
« Bouge, avance, défige-toi »
La cavale est traversée de belles rencontres impromptues et d’autant de scènes de reconnaissance. La parole, « furieuse envie de hurler » est difficile, oblitérée par la pudeur, gênée par les crocs-en-jambe d’un déterminisme social qu’on aimerait déjouer. Dans les corps se lisent l’intranquillité des mensonges et des évitements. Mais certaines stations ménagent de véritables oasis de confidences où la sincérité se fraye une place, là, devant une porte ou sur un parking.
Ceux qui sont restés au quartier, filles-mères, mauvais copains d’avant, témoins du passé, y livrent leur trajectoire, leur version de l’histoire ou leur philosophie. Ils esquissent de sublimes portraits d’humbles résistants, tels David ou Madame Rosier, interprétés tout en finesse par des comédiens maîtrisant gestes précis et émotions contenues.
Et quelle écriture ! Secouée par des enjambements, des silences et de fulgurantes images, elle va gratter les frustrations et les lâchetés mal cicatrisées. La beauté de cette traversée turbulente réside ainsi dans l’équilibre subtil entre passement de jambes et de mots.
En dialogue adroit avec le territoire, associant les habitants, La Hurlante sait magnifiquement extraire la beauté des fêlures, relayer les mots empêchés. Dans Regards en biais, sa précédente déambulation, la compagnie proposait déjà aux spectateurs de mettre leurs pas, au sens littéral, dans ceux de la folie ordinaire. Elle questionnait petits déraillements et grandes déroutes de l’esprit en accompagnant Noël Folly dans sa tournée de distribution de prospectus.
Le déplacement collectif est ici à nouveau utilisé pour faire corps avec les personnages, coller à leur quotidien et adopter divers points de vue. Le mouvement révèle aussi les failles de l’urbanisme : enfermements, façades, déserts, lignes de fuite…
On aime tout particulièrement ce théâtre de rue sensible qui ne cherche pas à passer en force, préférant louvoyer ou composer avec le réel, comme ses personnages. Il tend de fragiles passerelles entre humains, à voix nue, sans promontoire ni grands artifices, quasi en tête à tête. Jolie prise de risque dont on sort profondément touché.
Prenant le quartier comme décor naturel et caisse de résonnance, ce spectacle ose exposer l’intime dans les espaces extérieurs ou s’inviter chez les habitants. Ses comédiens savent accueillir le vivant. D’un balcon ou du coin d’un immeuble peut ainsi surgir un cadeau du présent, en écho à la fiction : un enfant rêveur, le cri strident d’une alarme, un juron, un regard. La Hurlante réussit le pari de peindre l’impétuosité maladroite de la fureur de vivre sans tomber dans les bons sentiments, ni renoncer à la tendresse. ¶
Stéphanie Ruffier
Fougues, de la Cie La Hurlante
Écriture et mise en scène : Caroline Cano
Collaboration artistique : Marina Pardo
Création musicale : Adil Kaced
Avec : Hugo Giordano, Gregory Nardella, Nathalie Aftimos, Adil Kaced
Durée : 1 heure
À partir de 12 ans
Festival Viva Cité 30e édition • Atelier 231 • Centre national des arts de la rue et de l’espace public • 76300 Sotteville-Lès-Rouen
Du 28 au 30 juin 2019
Prix libre
Tournée
- Du 21 au 24 août à 11 h 30, pastille 45 dans le quartier des Alouettes, dans le cadre du Festival international des arts de la rue, à Aurillac (15)
- Samedi 21 septembre à 16 heures au 13, rue du Verdier au Vigan (30), dans le cadre de la saison itinérante des Elvis Platinés
- Samedi 12 octobre à 11 heures, aux arènes de Saint-Mathieu de Tréviers (34), Association Mélando
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Les Tondues, des Arts Oseurs, par Stéphanie Ruffier