« Nos prisons sont pleines, mais vides de sens. »
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
À partir d’un choix de textes tirés de « Fragmentation d’un lieu commun » de Jane Sautière, Yves Neff crée un rituel émouvant sur la condition carcérale.
Publié en 2003, l’ouvrage de Jane Sautière, qui fut éducatrice dans les prisons pendant vingt‑trois ans, réunit une centaine de textes brefs. Elle y évoque ses rencontres avec les détenus, les surveillants et ses collègues. Ce n’est ni une enquête sociologique, ni un roman autobiographique, mais un concentré d’émotions intimes restituées sous forme fragmentaire, une espèce de noyau dur littéraire enkysté dans sa mémoire. Bouleversant exercice à contraintes, cet ouvrage rend avec passion et parfois humour les dits et les non‑dits d’une longue traversée de l’univers pénitentiaire.
L’auteur, dans une langue incisive et poétique, use magnifiquement de sa liberté pour mettre en évidence des instantanés de vie confisquée, sortes, selon ses propres mots, de Polaroïds flous fixant un insupportable enfermement. Pour elle, les murs se dressent autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la prison. S’adressant aux détenus en les vouvoyant, gardant le tutoiement pour ses collègues, elle dit avec force sa volonté de respecter la dignité humaine.
Pour la compagnie Drôle d’équipage que dirige Yves Neff, son metteur en scène, le projet de porter au théâtre Fragmentation d’un lieu commun est le résultat d’un véritable choc de lecture, partagé avec la comédienne Caterina Riboud. Ce qu’ils livrent aujourd’hui se présente sous la forme d’un oratorio pour une voix et un musicien. Trente textes ont été retenus. Leur désir, au-delà de la représentation : provoquer l’envie de lire les soixante‑dix autres fragments de l’œuvre.
Rigueur et sobriété
Sur le plateau, pas d’évocation réaliste de l’univers carcéral. Rigueur et sobriété s’affichent comme les maîtres mots de la création. Le décor repose sur les effets de l’éclairage : une manière de Rubik’s Cube ®, alternant simples carrés de lumière pour suggérer cellule ou bureau ou longs rectangles pour décrire les enfilades de couloirs de la prison. À cour, l’espace du percussionniste et de ses appareils électroniques demeure constamment éclairé, vigilante présence accompagnant les violences intérieures des détenus et de leurs interlocuteurs, ou leurs rêves d’évasion.
Quant à l’actrice, vêtue d’un costume qui tient à la fois de l’uniforme carcéral et de l’habillement strict de l’éducatrice professionnelle, elle se déplace à pas comptés et contraints, image de l’enfermement qu’elle partage avec les emprisonnés. Sa gestuelle discrète et répétitive traduit à de rares excès près l’obligation de se contrôler en permanence. Ainsi se trouve restituée la pression constante qui peut conduire à l’épuisement des individus affrontant quotidiennement les maisons d’arrêt, qu’ils soient prévenus ou y exerçant leur métier.
Ce qui intéresse dans la mise en théâtre du livre de Jane Sautier fait écho à la phrase tragique prononcée par Christiane Taubira : « Nos prisons sont pleines, mais vides de sens ». Le fluide et intelligent travail d’Yves Neff, le jeu sensible et maîtrisé de Caterina Riboud, les fulgurances et les douceurs de la musique de Philippe Garcia font de ce spectacle un moment d’humanité d’une extrême densité, à partager sans modération. ¶
Michel Dieuaide
Fragmentation d’un lieu commun, de Jane Sautière
Texte publié dans « Verticales » © Éditions Gallimard
Mise en scène : Yves Neff
Jeu : Caterina Riboud
Musique : Philippe « Pipon » Garcia
Lumière : Jérôme Tournayre
Son : Fred Auzias
Photo : © Carla Neff
Production : Cie Drôle d’équipage
Avec le soutien de : Théâtre de Givors et la Spedidam
Radiant-Bellevue • 7, rue Jean‑Moulin • 69300 Caluire‑et‑Cuire
Tél. 04 72 10 22 19
Représentation : le 30 janvier 2017 à 20 h 30
Durée : 1 h 10
Tarifs : 22 €, 20 €, 17 €, 11 €