Castellucci livre un déroutant « Go Down, Moses »
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Créateur majeur de la scène européenne, Romeo Castellucci fait une fois de plus évènement avec ses trois dernières productions présentées dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Autour de la figure de Moïse, la première d’entre elles peut déconcerter.
Difficile, parfois, de comprendre le propos des pièces de la Socìetas Raffaello Sanzio, car il ne s’agit pas de raconter des histoires de façon classique, mais plutôt de livrer des fragments et dégager des pistes. Ici, le public tente donc de s’immiscer un passage entre plusieurs strates. Travail archéologique !
Voici malgré tout l’ossature du spectacle : une jeune femme se tord de douleur dans les toilettes publiques et se vide peu à peu de son sang. On comprend par la suite qu’elle a fait une hémorragie après une fausse couche et qu’elle a abandonné son bébé. En effet, lors d’un interrogatoire, un juge essaie de savoir où se trouve l’enfant, mais l’explication ne tient pas la route… Telle une illuminée, cette femme précise qu’elle a préféré laisser son bébé partir sur le Nil pour le sauver. Pour racheter l’humanité, plutôt, car il s’agit en fait de l’avènement d’un nouveau Dieu. Plus tard, à l’hôpital, elle s’allonge dans le caisson d’un scanner et disparaît. S’ensuit alors une scène sans paroles durant laquelle une tribu préhistorique accomplit des rituels autour d’un enfant mort-né.
Angoisse métaphysique
Au-delà du fait-divers et des paraboles, ce spectacle renvoie à la question de la représentation : l’immoral abandon d’un enfant et l’insoutenable visage de Dieu que Moïse s’interdit de regarder en face. La Bible continue d’être pour Romeo Castellucci une inépuisable source d’inspiration. Pourtant, le prophète redescendant du Sinaï pour partager les Tables de la Loi est le grand absent du spectacle. Jeté dans les poubelles de la modernité ! Le titre (« Descend, Moïse ») vient en fait d’un gospel chanté par les Noirs américains en hommage au libérateur de l’humanité qui sut sortir son peuple de l’esclavage où le maintenait Pharaon.
Il n’empêche ! Romeo Castellucci fait revenir les hommes de Neandertal pour lancer un S.O.S. à la face du monde d’aujourd’hui. Déplore-t-il l’oubli de Dieu ? Considère-t-il l’athéisme comme une menace sur la survie de l’espèce ? Pas si sûr. Encore une fois, l’artiste poursuit ses quêtes : fouiller l’inconscient en mettant en scène, donc donner à voir ou à entendre, des sujets tabous tels le meurtre, l’inceste, les violences secrètes. Reste qu’ici, il y a peu de risques de perturbations, comme ce fut le cas pour les représentations de Sur le concept du visage du Fils de Dieu.
Relier par des chemins de traverse
Pour traiter de la fin d’un monde, Romeo Castellucci utilise beaucoup la figure du cercle : d’abord, la rotation d’un rouleau compresseur qui happe une tête, en guise de préambule ; ensuite, le sexe de la jeune mère, source de vie et de mort, centre vers quoi tout converge et trou noir du scanner qui l’avale pour la projeter dans un autre univers ; puis, le cercle des hommes réunis dans la grotte des origines ; enfin, le S.O.S. formé de lettres entrelacées avec les mains plongées dans les cendres qui s’impose comme une ultime tentative de relier les hommes. « La caverne, c’est le lieu où sont nés l’art et la religion, main dans la main », explique le maestro.
Démarche intéressante de connecter les gestes primitifs à notre contemporanéité et bel hommage à la naissance de l’art. D’ailleurs, ce défenseur de l’art total, qui se veut autant écrivain que plasticien, est venu au théâtre après des études en scénographie et en peinture. Or, certains aspects théâtraux semblent bâclés : faiblesses dramaturgiques, déplacements amateurs, interprétation peu convaincante.
Romeo Castellucci tournerait-t-il en rond ? Non, il cherche à illustrer ses angoisses métaphysiques par d’autres moyens : de plus en plus, la musique et toujours davantage les arts visuels. Sauf que celui-ci nous a habitués à des images bien plus sidérantes, à des moments de grâce inoubliables. Hélas, le génie n’est pas à l’œuvre dans Go Down, Moses.
Les éclairages déclinent toutes les nuances du clair-obscur. Ici, des réminiscences de Nicolas Poussin, là une référence à Stanley Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace)… Le spectacle sombre, percé de lumières blafardes, s’achève sur une faible lueur dans la caverne où les ombres dansent sur les murs. Toutefois, les propositions peuvent plonger certains dans la perplexité ou l’ennui, voire l’exaspération. Entre images interdites et images trompeuses, on s’y perd. Si on voit quelque chose… Quant à l’ambiance sonore, les déflagrations (basses à faire péter les tympans, bruits stridents de machines, musique baroque à fond les manettes) atteignent aussi leur objectif : taper sur le système. Avec le risque de sortir de là lessivé, la tête à l’envers, mais pas vraiment pleine. Déroutant, Go Down Moses emprunte décidément des chemins de traverse peu amènes. ¶
Léna Martinelli
Go Down, Moses, de Claudia Castellucci et Romeo Castellucci
Socìetas Raffaello Sanzio • Cesena (Italie)
Site : www.raffaellosanzio.org
Mise en scène, décors, lumières, costumes : Romeo Castellucci
Musique : Scott Gibbons
Avec : Rascia Darwish, Gloria Dorliuzzo, Luca Nava, Gianni Plazzi, Stefano Questorio, Sergio Scarlatella et Emmanuelle Ohl, Patricia Schillaci, Claude Penseyres, Pierre Imhof, Jules Hox et Hakan
Collaboration à la scénographie : Massimiliano Scuto
Assistanat à la création lumière : Fabiana Piccioli
Responsable de la construction des décors : Massimiliano Peyrone
Sculptures en scène, prothèses et automatisations : Giovanna Amoroso, Istvan Zimmermann
Réalisation costumes : Laura Dondoli
Assistanat à la composition sonore : Asa Horvitz
Photo : © Luca Del Pia
Théâtre de la Ville • 2, place du Châtelet • 75004 Paris
Réservations : 01 42 74 22 77
Site du théâtre : www.theatredelaville-paris.com
Du 4 au 11 novembre 2014, du lundi au samedi à 20 h 30
Durée : 1 heure
30 € | 19 €
Spectacle en italien surtitré en français