Belles épouses, étranges animaux
Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups
The Wrestling School, la compagnie théâtrale fondée par le dramaturge anglais Howard Barker, a fêté il y a quelques jours (le 21 octobre 2009) son vingt et unième anniversaire. Pour célébrer l’évènement, une opération intitulée « 21 for 21 » associe de nombreuses compagnies à travers le monde. Plus de quarante‑cinq spectacles au total seront représentés dans quatre continents et dix‑huit pays. La France n’est pas en reste avec plusieurs spectacles à Lyon, Paris, mais aussi Perpignan. Dans le petit théâtre de l’Atalante à Montmartre, Guillaume Dujardin, familier de l’univers du dramaturge, met en scène pour la première fois « Graves épouses / animaux frivoles ». Un spectacle barkerien au possible.
Derrière le titre énigmatique de la pièce se cache une situation extrême comme l’auteur anglais les aime. Un huis clos oppressant entre deux femmes, dans un univers postapocalyptique. Dans ce monde ravagé, des « changements » ont eu lieu, les rapports de pouvoir se sont inversés. Et l’ancienne servante, Card, exige de voir son mari avec l’autre femme, Stressa, qui était auparavant sa maîtresse. Il faut citer ici la première réplique de la pièce, saisissante, qui donne le ton et met en place la machine infernale : « Mon mari doit vous posséder / Il peut ? / Il peut vous posséder ? / Ne répondez pas maintenant ».
Selon Barker, le théâtre ne doit pas montrer le réel, il doit imaginer le possible. Dans son esthétique antinaturaliste, « les seules choses qui valent la peine d’être décrites sont celles qui n’arrivent pas » *. Dès lors, rien d’étonnant à ce que l’enjeu de la pièce soit le désir d’un homme qui n’est pas là, dont on ne saura pas d’ailleurs s’il existe réellement. Ce désir se manifeste grâce à deux intercesseurs : Card et un chien mécanique apparaissant au bout d’une perche – réduit dans la scénographie d’Alban Ho‑van à un masque et des membres velus. Se contentant de lever la patte et de geindre, il est comme le symbole muet du désastre de ce monde privé d’hommes.
Léopoldine Hummel, remarquable jeune comédienne, est une Card implacable et glaçante. Tout de noir vêtue, jusqu’aux bottines, cette servante veut tout, et surtout l’humiliation de son ancienne maîtresse. (On songe par moments aux Bonnes de Genet : comme Card, elles parlaient la langue la plus pure, et étaient nées des fantasmes d’un auteur décidé à laisser toute la place à l’imaginaire.) Un humour paradoxal naît de la logique jusqu’au-boutiste du personnage, comme lorsque sont détaillées les étapes d’un viol prévu, organisé par ses soins.
Odile Cohen, comédienne au talent plus confirmé, interprète le rôle de Stressa, la maîtresse aux vêtements déchirés, au corps sali. Elle s’y montre magnifique de fragilité et de sensibilité. Stressa est aussi vibrante que Card est impitoyable. Le metteur en scène a su exploiter les différences physiques des deux comédiennes, et harmoniser leurs voix. L’engagement total des actrices permet de donner corps à cet affrontement à la fois poétique et charnel entre les deux femmes. Stressa est-elle l’objet du désir du mari de Card ou de celui de Card elle-même ? On ne sait plus très bien, et l’ambiguïté génère cette tension psychologique teintée d’érotisme, caractéristique du style de Barker. On reconnaît également le dramaturge à sa fascination pour les vêtements – et les dessous ! – féminins, qui confine au fétichisme.
Le « théâtre de la catastrophe » conçu – et théorisé – par l’auteur se veut une forme moderne de tragédie. Et la tragédie est selon lui cet art qui, affranchissant le langage de la platitude, « rend la poésie à la parole » *. À cet égard, le principal mérite de Guillaume Dujardin est d’avoir, en optant pour une mise en scène sobre, laissé la parole se déployer. L’adaptation française est de grande qualité et nous permet d’apprécier la langue de Barker dans toute sa puissance et toute sa finesse. Si le spectacle est réussi, c’est avant tout parce que la beauté du texte est restituée par deux comédiennes au jeu intense, à la diction irréprochable.
Cette pièce constitue une bonne occasion de découvrir Howard Barker, pour ceux qui ne le connaissent pas encore. Guillaume Dujardin propose un spectacle très fidèle à son univers si particulier. J’ai particulièrement apprécié son travail sur les silences, qui donnent plus de relief encore aux mots de l’auteur. Seule réserve peut-être : si la scénographie est sobre et de qualité, par contre l’environnement sonore m’a laissé un peu sur ma faim. Même s’ils ont l’avantage d’être discrets, les cris et « couinements » du chien paraissent un peu légers par rapport à l’intensité dramatique que dégagent les comédiennes. Pour le reste, du théâtre de haut niveau. ¶
Fabrice Chêne
* Les citations sont tirées d’Howard Barker, Arguments pour un théâtre (Les Solitaires intempestifs, 2006).
Graves épouses / animaux frivoles, de Howard Barker
Texte français : Pascal Collin
Cie Mala Noche
Mise en scène : Guillaume Dujardin
Avec : Léopoldine Hummel, Odile Cohen
Dramaturgie : Pauline Thimonnier
Scénographie : Alban Ho‑van
Costumes : Angèle Mignot
Lumières : Christophe Dubois
Photo : © Chantal Depagne‑Palazon
L’Atalante • 10, place Charles‑Dullin • 75018 Paris
Métro : Anvers, Abbesses, Pigalle
Réservations : 01 46 06 11 90
Du 5 au 27 novembre 2009, du lundi au vendredi à 20 h 30, le samedi à 19 heures, le dimanche à 17 heures, relâche le mardi
Durée : 1 h 15
20 € | 15 € | 10 €
Tournée :
Du 16 au 24 mars 2010 au Centre dramatique de Tours, Nouvel Olympia