Le spectacle glaçant des violences ordinaires
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Après « Retour à Reims » de Didier Éribon, Thomas Ostermeier adapte « Histoire de la violence » d’Édouard Louis. Deux textes mêlant récit autobiographique et essai sociologique ; deux paroles portées à la scène qui questionnent avec urgence le vivre-ensemble.
Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne, l’un des principaux théâtre de Berlin, s’intéresse depuis longtemps au sentiment de déclassement d’une grande partie de la population, dans nos sociétés soumises aux marchés. C’était manifeste dans ses mises en scène brillantes des pièces d’Ibsen, c’est encore plus patent dans ses dernières adaptations d’auteurs français. Didier Éribon et Édouard Louis partagent les mêmes origines sociales ouvrières. Éribon, proche de Foucault et Bourdieu, a été le professeur de Louis. Tous deux ont subi le même rejet de la part de parents homophobes et ont rompu partiellement avec leur milieu. Leur « capital culturel » (pour reprendre une formule bourdieusienne) leur a permis de trouver une place – sans cesse questionnée d’ailleurs, ambivalente car teintée de honte. C’est précisément leur identité contradictoire, leur regard sociologique et leur pensée politique que Thomas Ostermeier cherche à exposer.
Lui aussi a vécu une enfance rude, avec un père militaire violent, dans une ville affreuse ; il a milité à l’extrême gauche. Dans Le Théâtre et la Peur, l’artiste explique qu’il veut révéler les maux qui se cachent derrière les masques et être en prise directe avec la réalité, le présent. En l’occurrence, l’histoire d’Édouard Louis lui permet de dévoiler la violence du monde social actuel.
La nuit de Noël 2012, Édouard Louis fait la rencontre d’un jeune homme séduisant, kabyle, paumé. Il l’invite chez lui. Après quelques heures de relations passionnelles et de confidences, il le soupçonne d’avoir volé son téléphone et lui dit. Reda a une réaction limite, obscure, inouïe : il dégaine une arme et viole son partenaire. Au nom du droit à l’oubli, Édouard n’envisage pas immédiatement de porter plainte, mais ses amis (dont Didier Éribon) le convainquent. Il raconte alors son expérience tragique aux policiers, aux infirmiers de l’hôpital, à sa sœur Clara – il espère trouver du réconfort chez elle, dans le village picard de leur enfance.
Le récit autobiographique vise à mettre en exergue plusieurs phénomènes sociaux contemporains. La forme romanesque originale (narration à la première personne et à la troisième, lorsqu’Édouard écoute derrière une porte sa sœur rapporter son histoire à son mari) explore l’archéologie de la violence. Celle que dépeint Freud, dans Malaise dans la civilisation, inhérente à l’Homme. Celle qui se libère, presque sans complexe, dans beaucoup de nos sociétés prétendues humanistes, aujourd’hui. La violence transparaît dans les propos racistes des flics au commissariat, dans la haine de soi de Réda – fils d’un immigré déconsidéré –, dans le parler populaire et les préjugés de Clara, etc. Écrire permet à Édouard Louis de se réapproprier, voire de réinventer, son vécu, d’imposer sa voix, son langage, de lutter contre la dépossession et la mort.
L’œuvre littéraire est puissante, dense et cinglante. Et sa mise en scène par Thomas Ostermeier a beau être brillante, c’est la lecture qui permet de la mieux savourer. On avait eu la même sensation avec Retour à Reims. Ces deux textes, narratifs et argumentatifs, nécessitent un autre temps que celui de la représentation, semble-t-il.
La proposition scénique nous séduit pourtant : la troupe de la Schaubühne est magistrale, comme toujours. Les acteurs jouent plusieurs rôles, accentuant la polyphonie du texte. La scénographie et le jeu brisent la linéarité du récit. Les sons du batteur sur le plateau ponctuent toute l’action sans la dramatiser non plus. Des chorégraphies insérées dans ou entre certaines séquences introduisent une temporalité plus lente et poétique. L’usage de la vidéo (en live ou enregistrée, comme les films de la Kabylie d’antan) fragmente, allonge ou spatialise le matériau texte (retravaillé pour la scène par Édouard Louis et Thomas Ostermeier). Des bribes d’histoires, des lambeaux de mots (ou de maux), des traces de peau et de sang sont ainsi donnés à voir et à entendre au public, qui reçoit « la » violence de façon distancée, rythmée, maîtrisée. Glaçante…
De la violence au mensonge
On éprouve peu d’émotions, donc. Quelque chose fait barrage. Est-ce parce qu’on connaît déjà l’histoire d’Édouard Louis ? Parce les faits divers évoquant des minorités agressées se banalisent ? Pourtant, quand Milo Rau s’empare d’un sujet proche, dans la Reprise – Histoire du théâtre I, la mise en scène de la barbarie nous retourne (elle a une visée plus cathartique). Est-ce parce que les personnages, dans cette présente Histoire, s’identifient à des catégories trop stéréotypées (le fonctionnaire raciste, l’ouvrier, le bourgeois queer philosophe, l’Arabe) ? Ou encore, attendait-on, à cause de la référence à l’Histoire de la folie à l’âge classique de Foucault, une analyse plus poussée des mécanismes menant à la violence ?
La fin du spectacle nous soulève néanmoins, lorsque l’excellent comédien qui interprète Édouard convoque Hannah Arendt (Du mensonge à la violence) : « La négation délibérée de la réalité, la capacité de mentir, et la possibilité de modifier les faits, celle d’agir, sont intimement liées. Elles procèdent de la même source : l’imagination. Sans la liberté mentale d’approuver ou de nier les réalités telles qu’elles nous sont données par nos organes de perception et de connaissance, il n’y aurait aucune possibilité d’action, donc de politique. » Les mensonges ne sont-ils pas aussi une arme, une source de création(s) et une voie vers la guérison ?
Histoire de la violence d’Édouard Louis et de Thomas Ostermeier témoigne bien d’une quête insatiable de vérité (sur soi, la société) et de formes pour exprimer ce qui, sans cesse, échappe. Le metteur en scène creuse effectivement toujours la question qui ouvrait Hamlet : « qui est là ? » (derrière le masque). Voilà ce qui nous touche tant. On espère juste que les prochains textes choisis auront plus de force dramaturgique, indépendamment de leur qualité littéraire. ¶
Lorène de Bonnay
Histoire de la violence, d’Édouard Louis
Dans une version de Thomas Ostermeier, Florian Borchmeyer et Édouard Louis
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Avec : Christoph Gawenda, Laurenz Laufenberg, Renato Schuch, Alina Stiegler, le musicien Thomas Witte
Durée : 2 h 15
Qui a tué mon père, de et avec Édouard Louis, mise en espace par Thomas Ostermeier, le 15 février
Photo © Arno Declair
Théâtre de la Ville – Les Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris
Du 30 janvier au 15 février 2020
De 10 € à 36 €
Réservations : 01 42 74 22 77
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ La nuit des rois, par Lorène de Bonnay
☛ Retour à Reims, par Maxime Grangeorge
☛ Backstage Thomas Ostermeier, par Lorène de Bonnay