« Ils nous ont oubliés », Thomas Bernhard, Séverine Chavrier, Théâtre National Populaire, Villeurbanne 

Ils-nous-ont-oubliés-Thomas-Bernhard-Séverine-Chavrier © Christophe-Raynaud-de-Lage

Fin de partie

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Voici l’occasion de découvrir Séverine Chavrier à travers un roman très noir de Thomas Bernhard, « La Plâtrière », qu’elle adapte pour le plateau dans une mise en scène éblouissante de virtuosité.

Lorsque la salle s’obscurcit, le plateau est plongé lui aussi dans la nuit, trouée par des lampes de poche laissant deviner une forêt mouvante de toute beauté. Des rôdeurs apparaissent alors. Ils entrent dans un domaine, La Plâtrière, une immense usine désaffectée au milieu des bois, que de Konrad a acheté cinq ans auparavant. Le propriétaire a souhaité s’isoler, avec son épouse, d’un monde inquiétant pour écrire enfin l’œuvre de sa vie, un essai sur l’ouïe. Or, on apprend que Konrad a tué sa femme et que lui-même vient d’être retrouvé dehors en partie congelé. La Platrière est le théâtre de ce drame que nous allons feuilleter à rebours.

Séverine Chavrier nous place au cœur de ce domaine, en prise directe avec la folie de Konrad, lequel a transformé cette usine en camp retranché, bourré d’armes et de munitions soigneusement rangées, un terrain cerné de miradors et truffé de caméras démultipliant l’action sous divers angles, dans les moindres détails. La saleté est repoussante, sauf pour les squatteurs qui rigolent de l’événement, mais sont-ils humains, ces personnages dont le visage écrasé par un bas à la Fantomas laisse deviner parfois un groin ?

Entre cette demeure délabrée et ces êtres improbables, la mise en scène, loin d’éclaircir le mystère, semble prendre un malin plaisir à nous enfermer dans le piège, à semer en nous le trouble et la confusion. La bâtisse est ouverte aux quatre vents, des pigeons et des corbeaux entrent, volent de ci de là, picorent les restes de nourriture déjà colonisés par des cafards. Eux sont indéniablement vrais, à l’inverse de ces personnages qui ne cesseront de revenir dans le récit, comme des artisans venus réparer ou porter des repas, voire des fantômes ou des puching-balls pour Konrad.

Couple mortifère

Si La Plâtrière est vaste, les parties habitables sont exigües et malcommodes. Le mobilier est constitué de matériel pour handicapés, fauteuil roulant, déambulateurs. Quand la femme de Konrad a trop chaud (et c’est souvent le cas), elle exige qu’il ouvre les fenêtres. Aussitôt, il s’arme d’une sorte de hache pour casser une cloison, ce qui nous permet d’entrer à l’intérieur. Le bureau se trouve dans un boyau qui contraint Konrad, sorte de Grégoire Samsa (personnage de la Métamorphose de Kafka), de marcher à quatre pattes. C’est là que l’auteur travaille à son grand œuvre médico-mathématico-métaphysique. En réalité, cela n’avance pas et il égare ses feuilles au fur et à mesure.

© Christophe Raynaud de Lage

Son objet d’études est sa femme qu’il soumet à des exercices absurdes, une signature ironique de Thomas Bernhard, qui aimait tant se répéter, enchaîner les anaphores. Mais cette épouse n’est pas que victime. Elle passe son temps à exiger qu’il lui apporte de la nourriture, à se plaindre qu’il est un minable qu’elle a eu tort d’épouser, à lui rappeler que l’argent vient de sa famille, bref à l’humilier. Pourquoi ne se révolte-t-elle pas ? Le mépris semble un ingrédient essentiel à leur couple. Entre l’aveugle (Konrad se plaint de sa vue basse et porte doubles lunettes) et la paralytique, les liens de dépendance sont constitutifs. Ce couple infernal qui se dirige vers la mort n’est pas sans évoquer Hamm et Clov d’autant, qu’à jardin, un arbre déplumé nous rappelle Godot. Les parallèles avec Beckett sont nombreux.

Atmosphère oppressante et bizarre

Il existe un troisième personnage qui débarque un jour et s’installe finalement à La Plâtrière, après des heures d’angoisse dues aux tirs très proches des chasseurs du coin. Cette aide-soignante, personnage complexe mais incontournable, les séduit l’un après l’autre, surtout la femme de Konrad qu’elle flatte sans vergogne, tandis que le couple vampirise sa jeunesse et sa fraîcheur.

Déconcertante, glauque, cette histoire a déstabilisé nombre de spectateurs partis après l’entracte. Dommage, car le spectacle gagne en lisibilité et en suspens au fur et à mesure que se dévoilent des clés de ce récit terrible. Et ce n’est pas la moindre des qualités de Séverine Chavrier que de savoir le composer et lui imposer un rythme. Elle se découvre une immense metteure en scène et un guide efficace dans la lecture acérée et percutante de Thomas Bernhard.

Ils-nous-ont-oubliés-Thomas-Bernhard-Séverine-Chavrier-©-Christophe-Raynaud-de-Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Pour créer ce monde anxiogène, mais d’une sublime beauté, elle s’est entourée d’artistes de haute volée. Le décor doit beaucoup à la scénographe Louise Sari, aux vidéos de Quentin Vigier, au son de Simon d’Anselme de Puisaye, qui fait résonner les coups de fusil, les portes qui claquent, les coups de hache, comme dans Shining. La musique du percussionniste Florian Satche rythme les bruits de la forêt et ceux de l’intérieur. Séverine Chavrier s’est aussi entourée de spécialistes de la forêt (Hervé Mayon), d’un éducateur d’oiseaux (Tristan Plot).

Et puis il y a les interprètes : aux côtés de Marijke Pinoy, Laurent Papot, dans le rôle de Konrad, oscille entre crises de violence, moments d’abattement et hyperactivité. Quant à Adele Joulin, à la voix sublime et caressante, elle incarne le troisième personnage avec ce qu’il faut de naïveté perverse. Elle nous ensorcèle presque. Comme le spectacle. 🔴

Trina Mounier


Ils nous ont oubliés, d’après Thomas Bernhard

D’après le roman La Plâtrière, traduit de l’allemand par Louise Servicen, paru aux éditions Gallimard
Mise en scène : Séverine Chavrier
Avec : Aurélia Arto, Adèle Joulin, Laurent Papot, Marijke Pinoy
Scénographie : Louise Sari
Lumière : Germain Fourvel
Son : Simon d’Anselme de Pulsaye et Séverine Chavrier
Musique : Florian Satche
Vidéo : Quentin Vigier
Costumes : Andrea Matweber
Éducation des oiseaux : Tristan Plot
Durée : 4 h 05 (2 entractes compris)

Théâtre National Populaire • Grand théâtre, salle Roger Planchon • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
Du 7 au 13 octobre 2023, du mardi au samedi à 19 heures, dimanche à 15 heures, relâche le lundi
Réservations : 04 78 03 30 00 ou en ligne

Tournée :
• Du 30 novembre au 2 décembre, Comédie de Genève (Suisse)
• Du 17 janvier au 10 février 2024, Théâtre national de La Colline, à Paris

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