« Invisibili », Aurélien Bory, Théâtre des Abbesses, Paris

Invisibili-Aurélien Bory © Rosellina-Garbo

Destins croisés

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Créé à Palerme, le dernier opus d’Aurélien Bory s’inspire du « Triomphe de la mort », fresque monumentale du XVe siècle, emblématique de la Sicile et de son histoire. Dans un dialogue fécond entre peinture et danse, l’artiste convoque l’invisible pour nous parler de résilience. Presque un miracle ! Images et mouvements se croisent dans un récit-mosaïque fascinant.

En 1989, Pina Bausch avait déjà marqué les esprits en créant Palermo, Palermo. Plus de 30 ans après, la directrice du Teatro Biondo décide de réitérer l’expérience avec une personnalité internationale. Susceptible d’ouvrir le lieu vers de nouvelles écritures et de valoriser des forces vives artistiques locales, Aurélien Bory était l’homme de la situation, car il affectionne particulièrement ce genre de coopération. Après le Groupe Acrobatique de Tanger, des artistes chinois ou japonais, le Toulousain s’est volontiers imprégné de cette ville, aux sources de nos récits mythologiques.

Ainsi rend-il un vibrant hommage à cette île traversée par des siècles de cultures et de civilisations. Ses rencontres et la découverte d’une œuvre peinte par un anonyme intimement liée à la ville l’ont particulièrement inspiré. Cette dernière représente une allégorie de la mort. Dans un tourbillon, un squelette porté par un cheval décharné mais fougueux fauche tout sur son passage, puissants et miséreux, jeunes et vieux, hommes et femmes. Bien qu’à l’agonie, tous paraissent terriblement vivants. Avec compassion, des personnages accompagnent les âmes en migration. Aujourd’hui à la Galleria regionale della Sicilia Palazzo Abatellis, la fresque fut originellement sur les murs d’un hôpital. Pour exorciser le mauvais sort ou pour regarder la mort en face ?

Un chaos foisonnant

On comprend que cette représentation ait marqué d’Aurélien Bory, lui qui aime le hors champs, les chemins de traverse : « À la charnière entre le haut-gothique et la Renaissance, la modernité de cette œuvre sidère, non seulement par sa narration et sa structure très pensées, mais aussi par un fait marquant »,explique le metteur en scène, « le peintre et son assistant se sont représentés sur le côté, regardant le spectateur. Une première dans l’histoire de la peinture (dix ans avant le premier autoportrait connu de l’histoire de Jan Van Eyck) ».

Aux yeux d’Aurélien Bory, cette saisissante mise en abîme évoque la disparition, bien sûr, mais surtout la survie. Alors en période de pandémie, l’artiste lui trouve de fortes résonnances avec le monde d’aujourd’hui. D’ailleurs, cette peinture a été faite au moment où la Sicile sortait d’une épidémie de peste noire. Faisant coexister les 34 personnages du tableau – des archétypes – avec les danseuses et l’acteur sur scène, il traite de drames actuels, tels le cancer et la crise migratoire. Deux fléaux modernes qui participent concrètement de cette ronde macabre.  

Un spectacle tissé dans l’étoffe des cauchemars

Avec inventivité, cette scénographie mouvante donne à voir les détails de la peinture tout en fournissant l’occasion aux interprètes d’en reproduire les postures, d’en décliner les motifs, de changer les perspectives. Grâce à différents procédés visuels, danse, théâtre et musique font corps dans une fabrique artistique d’une grande richesse.

Le dispositif est original. Le tableau mural de 6 x 6 mètres est reproduit en fond de scène. D’abord toile de fond, il est ensuite manipulé comme un rideau, puis dédoublé par des projections. De savants jeux de lumière rappellent le combat du bien contre le mal, à une époque où le christianisme régente tout. La bichromie vire ensuite au rouge sang. Les tremblements de l’image évoquent aussi les plaques tectoniques qui donnent tant de singularité à cette île, un entre-deux.

S’animant peu à peu, la toile se gonfle. Le va-et-vient donne une dimension charnelle. Le corps, libéré dans un mouvement de plus en plus fluide, se fait bientôt étoffe. Puis, l’organique devient cosmique. Les vagues enflent jusqu’à engloutir les interprètes. Nous basculons alors dans un autre monde.

Triomphe de la vie ?

Profondément touché par le parcours d’un jeune auteur-compositeur ayant bravé la Méditerranée pour trouver refuge en Sicile, Aurélien Bory a souhaité qu’il soit l’un des protagonistes. Chris Obehi, qui n’avait jamais foulé les planches d’un théâtre, impose une présence incandescente. Comme celle des danseuses, à la grâce bauschienne.

Reliant l’ici et l’au-delà, les origines et ce qui reste en devenir, le spectacle bouscule nos repères et floute les temps. Si pour conjurer les forces de vie, l’artiste recourt parfois à un érotisme débridé, il développe aussi une approche métaphysique. De formation scientifique, Aurélien Bory voit même un lien avec le Nombre d’or : « Toute la fresque est conçue en spirale, qui fait penser à celle de Fibonacci, le mathématicien qui a importé les chiffres arabes ».

Palimpseste

Trio de Parques, dépôt de Croix… Les références abondent. Ces images confinent au sublime. Le travail des bras évoque également la Danse, de Matisse. La présence du saxophoniste et d’un harmonium donne du souffle, mais L’Hallelujah, de Leonard Cohen, nous projette aux temps présents. Aurélien Bory a su gratter les différentes couches des murs de Palerme, là où l’humanité a laissé des traces. Il a révélé cette sédimentation, tant dans le traitement des sujets que par l’esthétique.

À la fois ancestrale et tournée vers demain, Palerme rayonne, comme en témoignent ces liens invisibles. Son maire jusqu’en 2022, Leoluca Orlando avait déclaré (en 2014) les migrants comme citoyens d’honneur. À contre-courant de la politique italienne et même européenne, il avait restitué tout sa valeur au nom « Palermo », qui vient de l’arabe et qui signifie « port ouvert ». Dans cette ville-monde, la compassion est traduite par de la solidarité en actes. Et ce spectacle en rend merveilleusement compte. 🔴

Léna Martinelli


Invisibili, d’Aurélien Bory

Compagnie 111
Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien Bory
Avec : Gianni Gebbia, Blanca Lo Verde, Chris Obehi, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi et Valeria Zampardi
Collaboration artistique, costumes : Manuela Agnesini
Collaboration technique et artistique : Stéphane Chipeaux-Dardé
Musique : Gianni Gebbia, Joan Cambon
Création lumière : Arno Veyrat
Décors, machinerie et accessoires : Hadrien Albouy, Stéphane Chipeaux-Dardé, Pierre Dequivre, Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille
Régie générale : Thomas Dupeyron
Régie son : Stéphane Ley
Régie lumière : Arno Veyrat ou François Dareys
Régie plateau : Mickaël Godbille, Thomas Dupeyron
Durée : 1 h 10

Théâtre des Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris
Du 5 au 20 janvier 2024, du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 15 heures
De 8 € à 30 €
Réservations : en ligne ou 01 42 74 22 77

Tournée ici :
• Les 30 et 31 janvier, La Coursive, scène nationale de La Rochelle
• Du 6 au 10 février, Maison de la Danse, à Lyon
• Les 14 et 15 février, l’Agora, pôle national des arts du cirque, à Boulazac Aquitaine
• Les 26 et 27 février, Parvis, scène nationale Tarbes Pyrénées, à Ibos
• Du 11 au 14 avril, Teatro Astra, à Turin (Italie)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Espæce, d’Aurélien Bory, par Lise Facchin
Plexus, d’Aurélien Bory, par Léna MartinelliPlan B, d’Aurélien Bory et Phil Soltanoff, par Léna Martinelli
Azimut, d’Aurélien Bory, avec Le Groupe Acrobatique De Tanger, par Léna Martinelli

Photos : © Rosellina Garbo

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