« Ionesco suite », création collective d’après Eugène Ionesco, festival Mettre en scène, 17e édition, Théâtre national de Bretagne à Rennes

« Ionesco suite » © Jean-Louis Fernandez

Ionesco revisité

Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups

Emmanuel Demarcy-Mota a constaté qu’Ionesco, toujours très présent dans les classes de lycée et à l’université, était quasi absent de nos scènes institutionnelles. Il s’est alors attaché à l’arracher au concept de l’absurde où beaucoup voudraient l’enfermer et à certains théâtres privés où il est confiné.

Après le succès de Rhinocéros (présenté au Théâtre national de Bretagne en 2011), Emmanuel Demarcy-Mota a voulu poursuivre le chemin avec Ionesco, commencé il y a huit ans. Ainsi est née l’aventure qui a conduit à Ionesco suite, montage d’extraits empruntés à Jacques ou la Soumission, la Cantatrice chauve, Délire à deux et la Leçon, soit deux textes classiques et deux qui sont peu connus.

Demarcy-Mota a lancé une partie de sa troupe dans un défi qui tient du travail de laboratoire. Chacun devait lire l’œuvre d’Ionesco en entier, puis sélectionner des extraits, les présenter, éventuellement les jouer devant ses camarades afin de présenter un projet au metteur en scène. Les critères de sélection des fragments étaient clairs : témoigner de l’interrogation de l’auteur sur sa langue d’écriture, de son angoisse face à la relation à autrui, devant les drames du xxe siècle et les manifestations du pouvoir ou de la tyrannie ; répondre à la question : « Comment être ensemble ? ». Le montage final devait pouvoir se déplacer dans n’importe quel lieu, sans tomber dans un travail en duo ou en solo, mais en gardant un effectif de troupe.

Dans sa réflexion sur l’approche de ce qu’on a parfois appelé des non-publics, Emmanuel Demarcy‑Mota intégrait deux autres défis. D’abord s’adresser à un public qui échappe aux scènes institutionnelles, supposé donc moins (dé)formé. Ensuite, travailler avec des acteurs qui n’ont pas été formés à ce type de théâtre, ce qui suppose une autre forme d’engagement de l’acteur. À l’examen, le théâtre d’Ionesco est apparu à tous comme échappant de toutes parts à la catégorie de l’absurde, mais dans un rapport évident de filiation avec le surréalisme, le burlesque et le non-sens anglo-saxon, avec le personnalisme * aussi.

Le résultat nous est présenté aujourd’hui par sept comédiens qui évoluent dans un espace trifrontal : les spectateurs occupent aussi les côtés cour et jardin, ils sont à portée de main des acteurs. La pièce, qui laisse aux interprètes des espaces d’improvisation, de variations (comme dit en musique), dure d’une heure dix à une heure et demie. Le décor est réduit à une toile de fond évoquant plus ou moins un mur de béton, à une longue table blanche et à quelques accessoires. La jauge est strictement limitée à 200 spectateurs.

Le passage extrait de Jacques ou la Soumission montre la parenté du texte d’Ionesco avec Victor ou les Enfants au pouvoir de Vitrac, au-delà de la construction du titre. C’est le passage le plus burlesque de la soirée, arrosages et tartes à la crème inclus : spectateurs du premier rang, prenez garde à vous ! C’est sans doute le moment où fleurissent le plus les créations langagières, d’octogéniste à centagénaire en passant par monostre, vilenain ou égloge. Le non-sens y brille de tout son noir éclat. Le délire de cette famille déjantée, magistralement interprétée, a mis très mal à l’aise les adolescents qui nous entouraient.

C’est la célèbre dispute sur le limaçon et la tortue qui a été reprise du Délire à deux. Au milieu d’une pseudo-logique, la férocité des rapports à l’intérieur du couple se manifeste crûment. Ce morceau de bravoure sur l’impossibilité de vivre à deux comme de vivre seul touche très différemment les spectateurs : des jeunes filles affirmaient n’avoir « jamais autant ri », tandis qu’un jeune homme avait trouvé cela très poignant et se disait « au bord des larmes ».

Le passage sur l’arithmétique, tiré de la Leçon, est caractéristique de l’usage du dérisoire pour installer un univers de non-sens. La jeune élève, comme la sœur dans Jacques ou la Soumission, est jouée par un acteur brun, barbu, coiffé d’une méchante perruque blonde ! Ce qui s’annonce comme burlesque finit pourtant tragiquement, comme on sait.

L’épisode du pompier dans la Cantatrice chauve, traité de façon franchement burlesque, fait rire de bon cœur, mais on prend conscience rapidement de ce que son humour a de grinçant.

Comme Rhinocéros, l’anthologie présentée dans Ionesco suite dépoussière complètement la façon de jouer l’auteur franco-roumain sans le trahir. Ses pièces y acquièrent une nouvelle vigueur, une nouvelle verdeur en les mettant en relation avec l’univers des films burlesques de Chaplin ou Keaton. C’est donc un choix tout à fait judicieux pour la tournée organisée par le Théâtre national de Bretagne avec le soutien du conseil général d’Ille-et-Vilaine et le mécénat de la Caisse des dépôts et consignations. Du mardi 26 novembre au mardi 3 décembre, la pièce sera donnée dans les communes de Bréal-sous-Montfort, La Selle-en-Coglès (453 habitants), Le Crouais (456 habitants) et Pont-Péan. Chaque fois, le spectacle sera accompagné, préparé ou suivi par des rencontres avec des élèves, des habitants, des acteurs associatifs et tout particulièrement des troupes d’amateurs. Ce travail s’inscrit dans le droit fil des préoccupations d’Emmanuel Demarcy‑Mota et de sa politique active en faveur d’un théâtre pluridisciplinaire, ouvert à tous. 

Jean-François Picaut

* Philosophie qui fait de la personne humaine, du sujet individuel, la valeur essentielle, la fin principale. (Il a été illustré par Max Scheler et surtout Emmanuel Mounier.)


Festival Mettre en scène, 17e édition

Du 4 au 27 novembre 2013 à Quimper, Lannion, Vannes, Brest, Lorient, Saint-Brieuc et Rennes-Métropole

Ionesco suite, création collective d’après Eugène Ionesco

Mise en scène : Emmanuel Demarcy-Mota

Avec : Charles-Roger Bour, Céline Carrère, Jauris Casanova, Sandra Faure, Stéphane Krähenbühl, Olivier Le Borgne et Gérald Maillet

Assistant à la mise en scène : Christophe Lemaire

Scénographie et lumière : Yves Collet

Musique : Jefferson Lembeye, Walter N’Guyen

Photo : © Jean-Louis Fernandez

Production : Théâtre de la Ville à Paris

Théâtre national de Bretagne • salle Gabily • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes

Réservations : 02 99 31 12 31

www.t-n-b.fr

Du 19 au 23 novembre 2013

Durée : 1 h 10 sans entracte

20 € | 12 € | 7,50 € et abonnements

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