Un jeu statique qui n’exhausse pas assez cette magnifique Ifigenia
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Anne Théron et Tiago Rodrigues (révélé par le théâtre de la Bastille, prochain directeur du festival) partagent une passion commune pour la littérature et le jeu avec les comédiens. Émue par la réécriture d’Iphigénie par le dramaturge portugais, la cinéaste et artiste associée au TNS offre une mise en scène qui valorise la poésie du texte et le point de vue féminin. Si l’on est incontestablement charmée par de nombreuses trouvailles scéniques, on déplore un jeu d’acteur peu dynamique, concentré surtout sur la parole.
En 2015, Tiago Rodrigues monte le triptyque Iphigénie, Agamemnon, Électre, avec des comédiens qu’il connaissait et des jeunes encore au conservatoire : c’est son premier projet au Teatro Nacional D. Maria II à Lisbonne (qu’il dirige alors), en tant qu’auteur et metteur en scène (le texte est édité en France en 2020). Ces « réécritures, très rapides, très urgentes, très fragmentées, des tragédies grecques » (« l’Orestie » d’Eschyle) visent à rendre présente la « mémoire des grandes œuvres », nous qui sommes désormais des individus si pressés, manquant de temps, menacés par l’oubli et l’ignorance. La trilogie, écrite dans une période « de transformation, sur le plan intime et collectif » est « une tentative de vivre ensemble, d’un théâtre qui garde ses portes et ses fenêtres ouvertes sur le monde. »
La première pièce, Ifigenia, s’inspire, elle, essentiellement d’Iphigénie à Aulis d’Euripide et d’autres versions du mythe des Atrides, notamment le neuvième livre de l’Iliade d’Homère. Commencer par le sacrifice d’une jeune fille au nom de la guerre n’est pas anodin. Le spectacle d’Anne Théron rend bien compte de cette spécificité en s’ouvrant justement sur un conflit armé et des cris de femmes.
Une guerre intemporelle, inlassablement répétée. Irreprésentable, elle est figurée par des bruits d’hélicoptères et de balles. Une lumière blanche émanant de grands projecteurs effrayants se déverse du ciel et balaie la nuit en bombe. Alors, les paroles bouleversantes d’Iphigénie, tendues vers l’avenir, prononcées vers la fin de la pièce, inondent le plateau sombre : « Je veux vivre ! », « Je veux voir encore la lumière ! »… Cette coexistence, d’emblée, entre l’espoir d’une jeune fille et l’horreur inéluctable de la guerre, nous saisit et augure bien de la suite. De la fumée et des cendres, s’extirpent alors neuf interprètes : ils vont recréer l’histoire bien connue de la fille d’Agamemnon. Ensemble et avec nous, ils vont résister à l’oubli, se souvenir, selon les vœux de Tiago Rodrigues.
Une attente infinie
Les acteurs qui incarnent les héros et le chœur, dans cette proposition, sont peu en mouvement. Certes, le monde est à l’arrêt dans la baie d’Aulis, suspendu à la décision du roi et chef de guerre Agamemnon. Doit-il sacrifier sa fille pour du « vent », pour que la flotte grecque parte enfin vers Troie récupérer Hélène ? Les hommes qui attendent l’action, la conquête, le pouvoir, « se fanent », contrairement aux femmes. Anne Théron prend au pied de la lettre cette belle métaphore : les personnages attendent, souvent assis, se levant quand ils prennent la parole, du soir au matin. Le vieillard (l’excellent Philippe Morier-Genoud), dépositaire de la mémoire dans la tragédie, se déplace lentement, tel un fantôme ou un ange, constatant que le temps court trop vite, que les corps s’effacent, morceau après morceau.
Lors du duel entre Agamemnon et son frère Ménélas, la parole claque mais le jeu est peu physique. Leur conflit s’exprime dans la vidéo projetée en fond de scène (le sable, un camp, la mer) : les lumières changent, des flammes apparaissent. Clytemnestre, dont l’arrivée dans le camp est décisive puisqu’elle questionne l’absurdité de la guerre et du rôle d’Agamemnon (qui incarne la raison d’état, le pouvoir), se déplace relativement peu aussi. Là encore, ce sont les changements de décor, la lumière sculptant les petites falaises qui se séparent comme des plaques tectoniques, la chorégraphie, qui signalent les différentes actions, situations et émotions.
On l’aura compris, Anne Théron prend le parti de déléguer tout cela à d’autres langages (la danse, le chant, l’emploi du portugais, la lumière, le son, la vidéo). La grande réussite de son spectacle réside d’ailleurs dans ce travail très visuel, plastique, sonore. La vidéo est absolument remarquable : elle mêle les références filmiques et photographiques ; ses flous, incrustations, ombres, ralentis et couleurs sont éblouissants. « Il s’agit de préparer un univers dans lequel vont se glisser les comédiens, et que nous allons adapter à leurs mesures, avec l’ambition de faire entendre le texte et ressentir les corps. », explique l’artiste.
De fait, les acteurs, qu’il faut saluer, font résonner la langue contemporaine sobre et très poétique de l’auteur. Leurs propos sont entendus. Agamemnon hésite à sacrifier sa fille pour du « vent », comme le réclament des dieux antiques qui ne sont « qu’une fable qu’on nous raconte pour nous souvenir autrement de ce qui s’est réellement passé. ». Il change plusieurs fois d’avis et d’état émotionnel. Clytemnestre le percute avec sa sensualité et ses questionnements sur la « justesse » de la guerre et la nécessité de tuer sa propre chair. Achille le défie, Ulysse le pousse. Enfin, Iphigénie intervient et choisit de se sacrifier pour elle-même : elle renonce à ce monde mensonger et demande l’oubli. Mais, dans l’ensemble, l’on ne « ressent » pas assez les corps. Ils sont trop statiques alors qu’il y a plusieurs rebondissements, des coups de théâtre, des changements. Et la sensualité, si présente dans le texte (« tes yeux », « ton cou », etc.), si manifeste entre Clytemnestre et Agamemnon, entre Iphigénie et Achille, n’est pas assez exprimée. Le choix d’un jeu essentiellement verbal finit par nous ennuyer.
« Rien de tout cela n’est vrai / Mais vous croyez quand même à ce que nous vous disons / Car vous vous souvenez, comme nous nous souvenons »
Certes, la réécriture d’Iphigénie par Tiago Rodrigues met l’accent sur le récit (les mots) en créant un chœur singulier, à la frontière de la personne, de l’acteur, du personnage. Ce chœur (joué seulement par deux actrices et aussi pris en charge par le vieillard) s’adresse au public et aux personnages. Il se souvient des différentes versions du mythe d’Iphigénie. Il raconte, souffle le texte et met en scène des figurines du destin – conscient que la tragédie « finit toujours mal ». Double diffracté de l’auteur et du metteur en scène, il ébranle l’édifice de cette histoire : il la met sans cesse en doute, il rend la fiction complexe et floue. Il dessine aussi un monde (actuel) branlant, fait de confrontations, d’une mémoire trouée, de gens ignorants. Mais il lutte pour se souvenir, pour dialoguer, pour (re)construire ensemble une culture commune, de la beauté, du désir de vivre, de la jeunesse. On se demande s’il va changer la fin – ce qu’Anne Théron a tant aimé – et tient un discours méta théâtral subtil : « vous vous souvenez que les lumières, les étoffes, les corps, l’espace, peuvent changer ».
Face au défi dramaturgique que représente ce chœur (des femmes en colère mais pas seulement), on attendait donc, là encore, des corps plus en mouvement. Ifigenia et ce qu’elle représente y aurait gagné. La jeune fille ne veut mourir pour rien ni personne (une idéologie, une guerre, des dieux) alors que le monde (violent, pressé, en crise) veut son sang. Elle voudrait être un sujet et dit « non », comme Antigone. Elle défend radicalement son corps, son intégrité (Anne Théron la voit à juste titre comme une figure très féministe). Elle implore l’oubli et le silence. Mais elle symbolise aussi l’art, la fiction qu’on ne cesse de réinterroger, de réinventer. Et en dépit de son renoncement final, on se souviendra d’elle ! Là où la metteuse en scène donne une vision pessimiste de la mémoire, il nous semble que le texte la défend, à tout prix, au contraire.
Le monde d’Iphigénie disparaît dans les flammes, les corps et l’espace sont évanescents, mais quelque chose est bien sauvé. La culture résiste. Le vent métaphorise aussi bien le vide qu’un souffle vivant, qui insiste sourdement et met en branle. 🔴
Lorène de Bonnay
Iphigénie, Tiago Rodrigues, mise en scène d’Anne Théron
Auteur à découvrir ici
Texte édité aux Solitaires intempestifs
Texte : Tiago Rodrigues
Traduction : Thomas Resendes
Mise en scène : Anne Théron
Avec : Carolina Amaral, Fanny Avram, João Cravo Cardoso, Alex Descas, Vincent Dissez, Mireille Herbstmeyer, Julie Moreau, Philippe Morier-Genoud, Richard Sammut
Collaboration chorégraphique : Thierry Thieû Niang
Scénographie et costumes : Barbara Kraft
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène : Thomas Resendes
Lumière : Benoît Théron
Vidéo : Nicolas Comte avec à l’image Jules Dupont, Achille Genet, Baptiste Perais, Julien Toinard, Louis Valencia
Son : Sophie Berger
Durée : 1h35
Opéra Grand Avignon • Place de l’Horloge • 84000 Avignon
Du 7 au 14 juillet 2022, à 18 heures
Tarif : 15 € à 35 €
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne
Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 7 au 26 juillet 2022
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Spectacle diffusé le 15 juillet sur France 5, le 24 juillet sur Culturebox puis disponible en replay pendant 9 mois.
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À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « La Cerisaie », de Tchekhov, Tiago Rodrigues, par Lorène de Bonnay
☛ « Sopro », de Tiago Rodrigues, par Anne-Cassou-Noguès
☛ « Age of rage » (« les Atrides », dont « Iphigénie »), Ivo van Hove, par Lorène de Bonnay
☛ « Iphigénie » de Racine, Chloé Dabert, par Lorène de Bonnay