L’Homme qui ne pouvait plus fermer les yeux
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
« Jan Karski », mis en scène et adapté du roman éponyme de Yannick Haenel par Arthur Nauzyciel, fut l’un des évènements du Festival d’Avignon en 2011. Depuis, il n’a cessé de tourner dans le monde. Il ne fait pas que rafraîchir la mémoire, il l’honore aussi et rappelle que le monde peut être sauvé par le geste d’un seul homme qui dit non, ici dramatiquement ressuscité. Fort et nécessaire.
C’est l’histoire d’une malédiction. Celle d’un homme « normal », issu de la bourgeoisie, fonctionnaire, catholique, que l’Histoire charge d’une mission si disproportionnée qu’elle le transfigure en témoin à vie de l’innommable. Nous sommes en 1942 : les nazis ont déjà exterminé les trois-quarts de la communauté juive polonaise (la plus importante d’Europe, plus de 400 000 individus), emmurant le dernier quart dans le ghetto de Varsovie, coupé du reste du monde.
La Résistance polonaise charge Jan Karski d’aller en Angleterre alerter les Alliés sur ce qui est en train de se commettre. Auparavant, on l’a fait entrer clandestinement dans le ghetto, pour que son témoignage se fonde sur ce qu’il y a vu de ses propres yeux. Ceux-ci en restent comme brûlés pour le restant de ses jours, brûlés et, du coup, grands ouverts. Pendant des mois, Karski frappe à toutes portes à Londres, il rencontre le président Roosevelt à Washington, le tout en pure perte.
La pièce du roman du film
Ce messager, dont personne ne veut entendre le message, finit par publier son témoignage en 1944, qui est ironiquement un succès de librairie, plus que jamais en vain. Quarante ans plus tard, il accepte de se livrer dans le film Shoah de Claude Lanzmann.
En 2009, Yannick Haenel décide d’écrire à son tour sur les deux histoires, la grande et la petite qui se télescopent en cet homme. Un roman construit en trois temps : celui de la parole filmée qu’il retranscrit, celui de l’autobiographie, enfin celui du Jan Karski imaginé par Yannick Haenel. Dans son adaptation, Arthur Nauzyciel suit ce découpage.
Avant d’aborder la première partie, deux mots sur la seconde, dont je ne vois toujours pas l’intérêt dans le spectacle. Pourquoi soudain ce plan de Varsovie, projeté pendant vingt bonnes minutes sur écran géant, tandis qu’une voix off, même si c’est celle de Marthe Keller, raconte « à peu près » tout ce qu’on vient d’apprendre déjà de la bouche du narrateur ? Sincèrement, je me le demande. Tout serait dans cet « à peu près » ? Cette épreuve, car c’en est une, serait indispensable à la bonne réception de l’ensemble ? Son aridité ferait, si j’ose dire, « écran » à un pathos sinon de mauvais aloi ?
Le montage, affaire morale
Retournons plutôt à la première partie, c’est-à-dire, pour moi, au théâtre. Je découvre, et avec moi le public de Rennes, Arthur Nauzyciel en personne, qui tient ici le rôle du témoin. Ou plus exactement, du témoignage tel que Yannick Haenel le relate dans son livre. Personnellement, j’aime bien que le patron mouille sa chemise. Vilar, Chéreau – et avant eux Molière et Shakespeare – ont fait de même. C’est paradoxalement une preuve d’humilité. Donc, devant nous, un homme de théâtre en témoin filmé.
Le montage, cette « affaire de morale », pour parler comme Jean-Luc Godard, est ici à l’œuvre. Il va nous révéler non seulement la parole, mais encore les silences, les esquives, le courage de cet homme de bonne volonté au pied des remparts de l’argent, du cynisme et de l’hypocrisie. Ce double raconté – le témoignage relaté par Yannick Haenel – pose, comme un enfant, toutes les questions que depuis, tous les adultes se sont posées. La colère lui fait juste débiter son texte chaque fois plus vite, imitant en cela l’autre, le « vrai » Karski. Dans les deux cas, on est pris aux tripes. Pourquoi n’a-t-on rien fait, alors qu’on en avait largement les moyens ? Rien fait, rien dit, rien publié, comme si la lutte contre le nazisme n’était qu’une simple question militaire !
« Dansez, sinon nous sommes perdus »
« À quoi bon ressasser tous ces vieux griefs ? », rétorqueront certains. À pouvoir nous regarder encore dans cette glace qu’est le théâtre, répond l’étrange fantôme, dont on ne sait plus si c’est le témoin, l’auteur, l’acteur ou le metteur en scène. S’il le fallait, les récentes affaires Sarah Halimi et Mireille Knoll seraient là pour nous rappeler que l’antisémitisme a la vie dure, mais il n’y a pas que cela. Le jeu d’Arthur Nauzyciel a quelque chose du coming out d’Olivier Py en Miss Knife, il dit : « Voilà, je suis un artiste juif et à la tête d’un grand théâtre de France. Qu’en dites-vous ? ». « Qu’on vous écoute, Monsieur Nauzyciel », répond l’impressionnant silence de la salle Vilar.
L’acteur dit l’abomination, ce tunnel qu’il compare au Styx, par lequel il pénètre en enfer. « Des êtres humains, qui n’ont plus l’air vivant mais qui ne sont pas morts. Qu’est-ce que c’est ? » Les rues jonchées de cadavres nus, les bébés aux yeux fous dans les bras de mères squelettiques, le meurtre perpétré par deux Hitlerjugend (jeunesses hitlériennes) pour se divertir.
En regardant ce porteur d’histoire entamer soudain un numéro de claquettes sur un air yiddish, j’ai pensé au mot de Pina Bausch : « Dansez, sinon nous sommes perdus ». Ce temps, comme suspendu, va céder la place au « diaporama » déploré plus haut, puis au décor fabuleux de Riccardo Hernandez émergeant de la brume du souvenir. D’abord, on ne le remarque pas, tant il est dans l’ombre et prostré, mais Jan Karski – « le vrai » – est déjà là.
Poitrenaux poignant
En entrant dans le ghetto, son guide, d’ordinaire d’un port si altier, quasi aristocratique, s’était recroquevillé, s’assimilant instantanément d’instinct à ses horribles habitants, ces ombres d’hommes qui y survivent. Ce corps contrefait sera celui de Laurent Poitrenaux tout au long de sa poignante interprétation, lui aussi victime tordue par l’horreur. « Ce jour-là, je suis devenu Juif », dit Karski. Un ambassadeur sans pays, qui désormais ne peut plus fermer l’œil, condamné à errer dans ce théâtre vieillot, dont le lustre de cristal tinte doucement, frôlé par un courant d’air. Quelle simple et belle idée de vaisseau fantôme !
Cet immense couloir comateux, avec ses portes closes derrière lesquelles on perçoit l’écho des Pêcheurs de perles de Bizet, chanté dans la salle toute proche, c’est celui du nouvel enfer où Karski vient d’entrer, celui de la lâcheté, du silence complice et de l’infamie. Tandis qu’il y fait antichambre, la vie continue. On imagine les diplomates – les vrais, ceux de 1942 – sortir du concert en blaguant avant d’aller souper. J’ai songé aux Cédrats de Sicile de Pirandello : quand l’art manque à tous ses devoirs, dont son tout premier : compatir.
Ses souvenirs envoient ricocher Karski d’une colère à l’autre, piéton d’une éternelle nuit blanche où il se force à se remémorer inlassablement le nom du moindre ghetto. Pendant ce temps-là, Roosevelt, Staline et tant d’autres faussaires peuvent s’employer à travestir l’histoire à leur avantage. Lui, conscience martyre, continue de « longer à pas de loup la mince cloison qui le sépare de lui-même ». Pudique façon de nous dire qu’il en serait devenu fou, s’il n’avait rencontré l’amour en Paula Nirenska ? C’est la danseuse Manon Greiner qui lui prête sa grâce, mais la pantomime qu’elle lui donne est bien celle d’un pantin à jamais fracassé. ¶
Olivier Pansieri
Jan Karski (mon nom est une fiction), de Yannick Haenel
Roman paru aux éditions Gallimard en 2009
Spectacle créé au Festival d’Avignon en 2011, lauréat du Prix George-Lerminier du Syndicat de la critique et du Prix Beaumarchais du meilleur acteur pour Laurent Poitrenaux
Mise en scène et adaptation : Arthur Nauzyciel
Avec : Manon Greiner, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux et la voix de Marthe Keller
Décor : Riccardo Hernandez
Vidéo : Miroslaw Balka
Musique : Christian Fenesz
Lumières : Scott Zielinski
Regard et chorégraphie : Damien Jalet
Son : Xavier Jacquot
Costumes : José Lévy
Durée : 2 h 40
Photo © Frédéric Nauczyciel – Centre Dramatique National Orléans Loiret Centre
Coproduction Festival d’Avignon, Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux, CDDB-Théâtre de Lorient, CDN Maison de la Culture de Bourges, CDN La Comédie de Reims, CDN Orléans/Loiret. Avec le soutien de la Région Centre, le l’Institut Polonais de Paris, la participation de l’Institut Français, l’aide du Théâtre TR Warszawa et de l’Ambassade de France en Pologne.
Théâtre national de Bretagne • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Mercredi 28 mars à 20 heures, jeudi 29 à 19 h 30, vendredi 30, samedi 31 à 20 heures, mardi 3 avril, mercredi 4 à 20 heures, jeudi 5 à 19 h 30, vendredi 6 et samedi 7 à 20 heures
De 11 € à 27 €
Réservations : 02 99 31 12 31
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