« Je disparais », d’Arne Lygre, Théâtre national de la Colline à Paris

Je disparais © Élisabeth Carecchio

Un étrange poème de l’absence

Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups

C’est sans conteste l’un des évènements théâtraux de la rentrée : en création mondiale, au Théâtre de la Colline, « Je disparais », la dernière pièce d’Arne Lygre, l’auteur norvégien qui monte… Une œuvre abstraite et dépouillée sur le thème de l’absence, mise en scène avec finesse par Stéphane Braunschweig.

En France, le nom d’Arne Lygre est déjà connu des amateurs de théâtre contemporain, au moins depuis que Claude Régy a proposé au Festival d’automne 2007 Homme sans but, la plus souvent citée des sept pièces qu’a écrites à ce jour cet auteur de quarante-trois ans. La toute première, Maman et moi et les hommes, jouée dans une demi-douzaine de pays à travers l’Europe, a quant à elle été montée plusieurs fois sous nos latitudes, notamment à la Comédie de Reims par Jean‑Philippe Vidal.

Dans les plus récentes pièces d’Arne Lygre, la plupart du temps les personnages n’ont pas de nom. Celle-ci s’ouvre sur le monologue d’une femme d’une cinquantaine d’années  (« Moi » dans le texte), assise seule dans la maison où elle a toujours vécu : « C’est ici que je vis ». Elle attend son mari, qui n’arrive pas. Jadis, elle a perdu un enfant. Pour peupler sa solitude, elle se met à imaginer une autre femme, double d’elle-même, qui serait malade (« L’autre femme est allongée par terre »). C’est le début d’une fantasmagorie, dans laquelle elle entraîne son amie la plus proche (simplement désignée par « Mon amie »), et aussi le point de départ d’une curieuse errance pour les deux femmes.

Poésie du banal

Qui n’a jamais vu de pièce d’Arne Lygre sera un peu déconcerté en découvrant cet univers très particulier. Le style, très épuré – souvent une succession de phrases simples, discontinues, qui laissent une place aux silences : « Je suis heureuse », « Je vais bien » –, produit une sorte de poésie du banal qui n’est pas sans charme. Le texte comporte de très nombreux passages narrativisés qui fonctionnent comme des « hyper-répliques » : les personnages parlent alors d’eux-mêmes à la troisième personne, comme s’ils se dédoublaient, s’échappaient de leur moi. Dans Je disparais, l’auteur pousse ce procédé plus loin encore, puisque ces deux femmes (incarnées par Annie Mercier et Luce Mouchel) jouent à être quelqu’un d’autre, s’inventent une identité fantasmatique. Le tout faisant songer aussi bien aux identités incertaines de nos mondes virtuels qu’aux enfants lorsqu’ils improvisent leurs jeux en se racontant une histoire…

Par souci de fidélité à ce texte très libre dans sa conception mais très rigoureux sur le plan formel, Stéphane Braunschweig a conçu une scénographie dans laquelle l’espace est lui-même dupliqué dans le sens de la profondeur. Si le plateau légèrement incliné introduit déjà une faille dans le réel, l’onirisme est assumé jusqu’au bout avec ces espaces étanches les uns aux autres, très beaux sur le plan visuel, comme autant de mondes parallèles. Les personnages semblent enfermés dans ces espaces gigognes qui reflètent leur solitude. Même si les lieux restent abstraits, on songe à ces maisons nordiques, lieux protecteurs, mais qui isolent leurs habitants du reste du monde.

La fragilité des liens humains

Les personnages, aux contours mal définis, apparaissent et disparaissent mystérieusement, comme s’ils s’effaçaient du décor. Que se passe-t-il dehors ? Quelle menace pèse sur ces deux femmes, qui les pousse à sortir et à errer ? On ne connaîtra pas l’origine de leur angoisse, mais celle-ci se porte sur la perte des êtres chers (le mari de l’héroïne, la fille de son « amie »), et elles-mêmes ressentent le besoin de se rassurer (« Nous sommes encore là »). Cette réflexion sur la fragilité des liens humains est portée par une interprétation sans faille, faite de justesse et de sobriété. Du théâtre au cordeau, qui ne laisse rien au hasard.

Cet univers ludique, qui laisse une grande place à l’imaginaire, peut toutefois laisser le spectateur perplexe. L’auteur comme le metteur en scène semblent sans cesse explorer les possibles qui se présentent à leurs personnages, au point que l’on perd parfois un peu le fil de cette errance sans but. Heureusement, l’apparition finale – très convaincante – d’Alain Libolt dans le rôle du « mari » vient rééquilibrer la pièce. Son monologue, même s’il propose une vision assez tragique du couple (puisque l’héroïne a « disparu »), introduit aussi la perspective d’un recommencement.

À noter : Stéphane Braunschweig créera à Berlin en décembre 2011 une autre pièce d’Arne Lygre, Jours souterrains. Ce spectacle sera ensuite proposé à La Colline du 8 au 13 février 2012 (en allemand, surtitré en français). 

Fabrice Chêne


Je disparais, d’Arne Lygre

Traduction : Éloi Recoing

Texte disponible chez L’Arche éditeur

Mise en scène et scénographie : Stéphane Braunshweig

Avec : Annie Mercier, Luce Mouchel, Pauline Lorillard, Alain Libolt, Irina Dalle (et la participation d’Éléonor Agritt, Paola Cordova, Odille Lauria, Agnès Trédé)

Collaboration artistique : Anne‑Françoise Benhamou

Collaboration à la scénographie : Alexandre de Dardel

Costumes : Thibault Vancraenenbroek

Lumière : Marion Hewlett

Son et vidéo : Xavier Jacquot

Assistante à la mise en scène : Pauline Ringeade

Assistante costumes : Isabelle Flosi

Maquillage : Karine Guilhem

Photo : © Élisabeth Carecchio

Théâtre national de la Colline • 15, rue Malte-Brun • 75020 Paris

Métro : Gambetta

Réservations : 01 44 62 52 52

www.colline.fr

Du 4 novembre au 9 décembre 2011, du mercredi au samedi à 20 h 30, le mardi à 19 h 30 et le dimanche à 15 h 30

Durée : 1 h 30

29 € | 24 € | 14 €

Rencontre avec l’équipe artistique du spectacle : mardi 15 novembre à l’issue de la représentation

Soirée Arne Lygre à La Colline : lundi 5 décembre 2011 à 20 h 30, rencontre avec l’auteur autour de son œuvre, en présence de Stéphane Braunschweig

En tournée :

  • Bordeaux : T.N.B.A. du 10 au 13 janvier 2012
  • Villeurbanne : T.N.P. du 24 au 28 janvier 2012

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