« Je reviens de la vérité », de Charlotte Delbo, Théâtre des Deux‑Rives à Charenton

Je reviens de la vérité © Léo

La poésie malgré l’horreur

Par Anne Cassou-Noguès
Les Trois Coups

« Je reviens de la vérité » est l’adaptation de « Qui de nous rapportera ces paroles ? », de Charlotte Delbo. Cette pièce est rarement jouée, et pourtant elle est éblouissante. Le texte est d’une exceptionnelle poésie et d’une actualité bouleversante.

Assistante de Louis Jouvet, Charlotte Delbo n’est pas seulement une passionnée de théâtre, c’est aussi une jeune femme engagée. Arrêtée en 1942, elle est d’abord internée au fort de Romainville, tandis que son mari, Georges Dudach, est fusillé. Le 24 janvier 1943, elle est déportée à Auschwitz dans un convoi de résistantes. Elle écrit beaucoup sur son expérience concentrationnaire à son retour, tant des textes autobiographiques comme Aucun de nous ne reviendra, que des textes de théâtre. Qui de nous rapportera ces paroles ? met en scène vingt‑trois personnages et de nombreux décors, soigneusement décrits par l’auteur. On comprend que la pièce soit difficile à monter. Agnès Braunschweig en propose une version épurée, avec trois comédiennes et un cercle blanc posé au sol pour tout décor.

C’est un choix périlleux de faire jouer le spectacle par trois actrices seulement. D’une part, on a tendance à confondre les détenues. D’autre part, le public risque d’être moins sensible aux disparitions – onze prisonnières meurent au cours de la pièce. C’est pourtant dans cette hardiesse de mise en scène que réside l’émotion. Le trio de comédiennes rend compte de la tension entre solitude et union, qui est au cœur du travail de Charlotte Delbo. Dans Je reviens de la vérité, les chorégraphies, orchestrées par Sylvain Chesnel, parviennent à traduire la solidarité. C’est par exemple le cas lorsque les jeunes femmes courent d’un pas égal, accélérant ou décélérant ensemble, changeant de direction sans un mot. Mais, en même temps, ne représenter que trois déportées rend permanente la menace de la solitude qui pèse sur elles.

Les trois comédiennes, les vingt-trois personnages, sont en face de nous, dans un rapport immédiat et intime. Lorsque Agnès Braunschweig joue le rôle d’Yvonne dans la première scène de la pièce, elle se tient debout, droite. Les deux autres interprètes sont accroupies par terre, elles regardent le sol. Le corps de la comédienne dit à la fois la fragilité et la force, le désir impérieux de résister et la défaite face à une force qui dépasse l’être humain.

Une tragédie universelle

On perçoit la fragilité du lien qui unit ces trois femmes, lien qui leur donne la force de tenir, mais qui peut se briser en un instant. Une couverture se retourne, et c’est un linceul ivoire qui vient ensevelir un corps dans la clarté lunaire du décor. On fait un pas et l’on quitte le cercle dans lequel on survit. On meurt. Ainsi, dans une des dernières scènes, Gina se résout à se suicider. Caroline Nolot hésite à franchir la circonférence du cercle blanc, s’en approche, revient au centre. Le public est tout entier suspendu à ce pas, ce simple pas, par lequel Gina va mourir et abandonner ses deux compagnes, qui deviendront un peu plus chancelantes encore.

Agnès Braunschweig a choisi d’éluder toute référence aux camps de concentration, tant dans les décors que dans les costumes. Il s’agit dès lors d’attribuer une dimension universelle à l’histoire de Charlotte Delbo. La pièce porte d’ailleurs le sous-titre de « tragédie ». Ces femmes, qui s’interrogent sur la nécessité et la difficulté de survivre et de raconter ce qu’elles ont vécu, ne sont pas seulement les déportées du convoi du 24 janvier 1943. Ce sont toutes les femmes et tous les hommes qui se demandent à quoi sert la parole face à la cruauté. Peut-elle aider à vivre ? À survivre ? Doit-on tout dire ? Faut-il embellir la réalité quand elle est trop atroce ? On mesure à quel point ce questionnement est aujourd’hui essentiel. Charlotte Delbo répond à ces interrogations par une parole très poétique, par de simples répliques, par des récits que la mise en scène d’Agnès Braunschweig nous donne à entendre avec acuité.

Je reviens de la vérité est un magnifique spectacle de théâtre. Sobriété des décors et de la scénographie et intensité du jeu des comédiennes – dans ce qui ressemble parfois à un tête-à‑tête avec le spectateur – nous bouleversent. Mais c’est aussi une pièce politique, qui traite malheureusement de notre monde, où la parole est sans cesse menacée et rendue caduque par les armes et la barbarie. 

Anne Cassou-Noguès


Je reviens de la vérité (d’après Qui de nous rapportera ces paroles ?), de Charlotte Delbo

Mise en scène et scénographie : Agnès Braunschweig

Avec : Agnès Braunschweig, Édith Manevy et Caroline Nolot

Lumière : Michel Mourterot

Travail du corps : Sylvain Chesnel

Costumes, coiffures, et maquillage : Frédéric Morel

Photo : © Léo / contact@leo-photo.fr

Théâtre des Deux-Rives • 107, rue Paris Charenton

Réservations : 01 46 76 67 00

Site de la compagnie : http://prosperomiranda.wix.com/theatre

Les 24 et 25 mars 2016 à 20 h 30

Durée : 1 h 30

19 € | 15 € | 12 €

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