« Jeanne au bûcher », d’Arthur Honegger, Opéra de Lyon

« Jeanne au bûcher » © Bertrand Stofleth

Castellucci révèle la portée dramatique d’Honegger

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

L’Opéra de Lyon présente l’œuvre magnifique d’Arthur Honegger, dirigée de main de maître par un Kazushi Ono très inspiré, dans une version époustouflante de Romeo Castellucci, qui en confie le rôle-titre à une Audrey Bonnet incandescente et funèbre.

Dès l’origine, Arthur Honegger a conçu sa Jeanne au bûcher comme une œuvre hors norme, ni opéra, ni véritablement oratorio, puisqu’il y accolait le qualificatif « dramatique » : la créant pour la comédienne et danseuse Ida Rubinstein, il lui offrit un écrin théâtral.

C’est bien le théâtre qui saute aux yeux dès le début du spectacle, et un théâtre dérangeant (ce qui n’étonnera personne pour peu qu’il connaisse peu ou prou le metteur en scène) : nous voici devant une salle de classe remplie d’élèves qui nous tournent le dos, s’agitent, chuchotent, puis laissent la place à l’homme de ménage, un petit bonhomme vêtu d’une blouse grise. Avec un soin maniaque, ce dernier va empiler les chaises, puis progressivement dépouiller la pièce de tout mobilier et de tout accessoire. Pour finir par arracher tout ce qui orne les murs, tableau noir ou cartes, et tout jeter avec violence dans le couloir situé à jardin. Cette scène, d’une quinzaine de minutes, est longue, très longue, et assez ennuyeuse, alors qu’on n’en discerne pas au départ l’intérêt. Cela ressemble même sans doute pour une partie du public à une provocation inutile, d’autant que la musique n’a pas vraiment débuté… Où ce diable de Castellucci veut‑il donc en venir ?

Le petit homme en blouse grise n’en est qu’à sa première métamorphose… La folie qui s’empare de cet individu sans âge va lui permettre de se révéler. Pris d’une rage destructrice, il s’attaque maintenant au plancher qu’il gratte comme s’il y cherchait un trésor, cadenasse les portes, puis commence à se dévêtir : c’est Jeanne d’Arc qui apparaît. Une Jeanne hallucinée, enfermée en elle-même, que plus personne ne peut atteindre, seule avec des voix que nul autre n’entend. On comprend mieux pourquoi les élèves de la maîtrise ont déserté le plateau : ils sont devenus tout aussi invisibles que la Vierge ou Marguerite et Catherine. Ce choix de faire disparaître les chanteurs, et jusqu’aux solistes, est certes dommageable pour l’oreille du mélomane qui n’entendra, fût‑ce en direct, que des voix retransmises. Mais il a du sens.

Audrey Bonnet inoubliable

Cette Jeanne, c’est Audrey Bonnet qui exhibe son corps nu, hâve, sec, à la fois doté d’une force qu’on sent irrésistible et d’une fragilité extrême. Audrey Bonnet qui s’exposera ainsi durant une bonne heure et portera son énergie à l’incandescence. C’est cela qui surprend le plus chez cette comédienne dont on connaît pourtant l’immense talent, la présence et la générosité. Mais rarement on aura assisté à une telle incarnation. Car cette Pucelle n’est pas réduite à la figure pieuse des catholiques (à commencer par Claudel qui a écrit le livret et qui, comme à son habitude, ne nous épargne rien dans ce registre), ni à l’icône patriotique qui emmena le roi à Reims et délivra le sol de France des Anglais. Elle est une pauvre femme du peuple, humble bergère aussi invisible que l’homme de ménage, une intouchable. Mais également une toute jeune fille qui, à force d’endurer des injures et des tourments, ne se rappelle même plus sa propre histoire, un corps qui souffre et une âme qui a peur.

Elle est encore une femme dévorée de l’intérieur par la foi dans ses voix, une demi-folle qui creuse le sol au point d’en arracher les planches, qui préfigurent le bûcher. La terre qu’elle va soulever par brassées retombera sur elle comme une pluie noire. Et pourtant, son jeu est d’une absolue sobriété, réduit à quelques gestes à peine suggérés, parfois troués de mouvements sauvages comme ceux d’une possédée. Images sublimes et renversantes. Comme celle de la fin, la fin de Jeanne, qu’une vieille femme nue elle aussi et comme elle décharnée (Annie Legros) prendra dans ses bras pour la bercer et l’ensevelir. Celle encore où Jeanne chevauche à l’horizontale un cheval mort imaginaire, son cheval de combat, surréaliste et émouvant, plastiquement superbe.

Il faudrait parler en outre de Denis Podalydès en Frère Dominique, vêtu d’un costume trois-pièces comme le raide fonctionnaire de l’école publique qu’il joue. Sa composition tout en retenue sert avec beaucoup de générosité l’interprète Audrey Bonnet, comme s’il s’effaçait.

Et puis la musique d’Honegger, tour à tour discordante et lyrique, est dirigée avec précision par un chef très familier de la musique contemporaine qui lui rend ici toute sa subtilité et ses couleurs. Quant aux solistes, Ilse Eeren, Valentine Lemercier, Marie Karall et Jean‑Noël Briend, ils ont été ovationnés à juste titre.

En conclusion un choc émotionnel, esthétique, musical, plastique, en un mot théâtral d’une rare intensité. 

Trina Mounier


Jeanne au bûcher, d’Arthur Honegger

Oratorio dramatique en 11 scènes avec prologue, 1938

Livret de Paul Claudel

En français

À partir de 14 ans

Direction musicale : Kazushi Ono

Mise en scène, décor et costumes : Romeo Castellucci

Dramaturgie : Piersandra Di Matteo

Collaboration artistique : Sylvia Costa

Avec : Audrey Bonnet (Jeanne d’Arc), Denis Podalydès (Frère Dominique), Ilse Eerens (la Vierge), Valentine Lemercier (Marguerite), Marie Karall (Catherine)

Ténor solo : Jean‑Noël Briend

Récitants : Didier Laval, Louka Petit‑Taborelli

Participation de Istvan Zimmermann et Giovanna Amoroso, Plastikart Studio

Orchestre, chœur et maîtrise de l’Opéra de Lyon

Photos : © Bertrand Stofleth

Nouvelle production

Coproduction : Opéra de Perm, la Monnaie / De Munt, Opéra de Bâle

Opéra de Lyon • place de la Comédie • 69001 Lyon

www.opera-lyon.com

04 69 85 54 54

Du 21 janvier au 3 février 2017 à 20 heures, le dimanche 29 à 16 heures

Durée : 1 h 30

De 10 € à 94 €

À propos de l'auteur

Une réponse

  1. Bouleversantes photographies. Souvenirs impérissables d’Audrey Bonnet à la Comédie-Française : la puissance d’une détermination de femme, un cri… je ne me souviens plus de la pièce, mais je me souviens oui, très bien d’un moment très fort où je m’étais dite : « c’est JUSTE » et ça fait du bien que les acteurs de la Comédie-Française sachent à nouveau crier avec leur temps, comme leur temps. Et non plus en dehors.
    Très très belle comédienne : je vous envie.

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