« Le Roi, c’est moi ! »
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Voici une plongée bouleversante au cœur du mental abîmé d’un être, dont la raison, peu à peu, a pris le large. « Le Journal d’un fou », d’après Nikolaï Gogol, est interprété au théâtre l’Albatros par Antoine Robinet qui lui confère toute son envergure : un bijou d’humanité. Nouveau coup de cœur pour la cie Des Perspectives, dans une mise en scène de Bruno Dairou.
Au milieu d’un fouillis de papiers éparpillés au sol, recroquevillé, bête effrayée tapie dans l’ombre : Il est là, le fou de Gogol. Enfermé, dans ce petit carré de scène à peu près vide de tout, seul avec son cerveau en bataille. Et avec nous, spectateurs, témoins de l’esseulé. Happés, d’emblée.
Ce fou, c’est Proprichtchine (Le « chin » désignant l’ensemble des employés de l’État, dans une hiérarchie créée par Pierre le Grand). Petit fonctionnaire au service d’un ministère, il recopie des textes et se morfond. Seule joie : voir apparaître Sophie, la fille de son directeur à laquelle il voue une passion sans espoir. Sophie et sa voix de canari. Au fil du temps, ce fils de noble, figé dans une activité subalterne, se construit un monde parallèle d’illusions : dangereux refuge qui le plonge dans la folie et le mène à l’asile. Ce portrait satirique et douloureux de l’absurdité de la bureaucratie impériale, petite merveille de la littérature russe, est ici adapté avec l’excellence qu’il mérite.
Pas à pas, nous suivons les égarements de l’esprit et leur avancée désastreuse, qui enfoncent l’être dans sa solitude. Si les séquences du Journal ne sont pas, ou peu, annoncées avec les fameuses dates ou non-dates délirantes qui figurent dans le texte (« Le janvier de la même année qui est venu après le février » ou « Da 34 te, ms, néena, riervef, 349 », par exemple), la progression du récit est ici ponctuée autrement, et avec une grande pertinence : de brèves transitions sonores constituées du bruit amplifié du roulement d’une bille. Une sonorité insolite mais réelle qui n’est autre que celle, écoutée au casque, de ce petit bruit passant d’une oreille à l’autre, traversant le cerveau peu à peu envahi. Tourner en rond dans sa tête, changer brusquement le cours de sa pensée en déroute : tel est le fou. Et ici, tout est éloquent.
Fou à lier ou fou à aimer ?
Il a le timbre haut, Antoine Robinet. Une articulation toute particulière, qui scande chaque mot, presque chaque syllabe, et hache le récit de ruptures et de reprises brutales, de silences et de précipitations : lâché par saccades, le texte a le flux du torrent. Corps enfiévré, le comédien surgit, bondit, se ramasse et se redresse. Avec sa longue silhouette de chat sauvage traversée de secousses, il donne faits et gestes à la folie d’un personnage singulièrement attachant, et nous atteint tout autant dans la cocasserie d’un texte délirant, que dans sa réalité tragique. Il est tout entier ce fou, se leurrant avec certitude et affirmant avec une autorité désespérée : « Le roi, c’est moi ! ». Telle est sa vérité. Nous serions prêts à croire aussi, pour lui faire plaisir, qu’en effet, la terre va s’assoir sur la lune, et que la Chine et l’Espagne sont un seul et même État. Puisque nous sommes conquis, attendris par lui, révoltés pour lui. Antoine Robinet est simplement bouleversant.
Courbé dans la souffrance des coups reçus, tout prêt du public, regard halluciné, égaré, le comédien nous prend à témoin. Et nous exhorte. Le récit devient prière. Prière à sa mère, prière au monde. Un instant de brève et cruelle lucidité enveloppé d’un chant doux et féminin de toute beauté. Nous sommes captifs de ce regard et sa désespérance, de ses larmes, de sa supplique. « Ah ! Sauvez-moi, prenez-moi, donnez-moi une troïka de chevaux rapides comme le vent (…). Emportez-moi loin de cette terre… Plus loin, plus loin, pour qu’on ne voit plus rien, plus rien… ». 🔴
Florence Douroux
Le Journal d’un fou, d’après Nikolaï Gogol
D’après la traduction originale de Louis Viardot
Le texte est édité chez Flammarion
Site de la compagnie Des Perspectives
Mise en scène : Bruno Dairou
Avec : Antoine Robinet
Scénographie : Stéphane Cavanna
Création lumières : Antoine Laudet
Durée : 1 heure
L’Albatros • 29, rue des Teinturiers • 84000 Avignon
Du 7 au 30 juillet 2022 à 17 h 20
De 10 € à 20 €
Réservations : 04 90 86 11 33 / 04 90 85 23 23 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 30 juillet 2022
Plus d’infos ici
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