Un banquet sous les bombes
Florence Douroux
Les Trois Coups
Quoi de mieux, pour conjurer la violence de la guerre, qu’imaginer des festivités ? La réjouissance, même fictive, est d’autant plus importante que le danger extérieur est grand. Wajdi Mouwad présente à La Colline « Journée de Noces chez les Cromagnons », pièce tragi-comique qui montre une famille écartelée entre illusions et vérités. Deux heures aux couleurs de sang, de fureur et de rire, menées tambour battant par des artistes majoritairement libanais, tous irréprochables.
C’est à Beyrouth que Journée de Noces chez les Cromagnons devait être créée en avril 2024. Mais les répétitions commencées au Théâtre Le Monnot tournent court. Accusé de promouvoir une « normalisation avec Israël », d’avoir accueilli à La Colline l’artiste israélien Amos Gitaï et accepté la participation financière (pourtant limitée à l’achat de billets d’avion !) de l’ambassade d’Israël dans la création de son spectacle Tous les oiseaux, Wajdi Mouawad doit plier bagage. Journée de Noces ne verra pas le jour en terre natale, mais à Montpellier, dans le cadre de la 38e édition du Printemps des Comédiens.
Cette pièce de jeunesse écrite en 1991, par l’auteur de 23 ans exilé au Canada, porte déjà en germe les thèmes omniprésents de l’auteur : les conflits insolubles de générations, la ronde des vivants et des morts, l’enchevêtrement des lieux et des temporalités, l’espoir d’une réconciliation entre les peuples et, bien sûr, l’histoire du Liban, qui hante ses écrits. Lointainement inspirée de Kafka et de Beckett, cette farce tragique a été maintes fois remaniée jusqu’à la mouture de 2024. Wajdi Mouawad rajoute sur scène son alter ego, jeune homme qui écrit l’histoire depuis l’exil, et non sous les bombes. Une marque de respect pour les Beyroutins.
Place à la noce !
Beyrouth, en pleine guerre civile. Dans leur appartement, les Cromagnons préparent les noces de Nelly, la fille aînée. Les parents, Nazha et Néhif, s’affairent comme ils peuvent autour d’un improbable repas de fête, aidés par Souhayla, voisine toute dévouée. Neel, le fils adolescent, traîne sa peur dans leurs pattes, agrippé à son transistor. Entre coupures d’électricité et vacarme incessant de bombes, d’avions, d’orages, rien ne favorise les agapes. Tout est vent contraire, violence, et dureté. Dans une ambiance chaotique, la journée avance vers son dénouement : l’arrivée du fiancé. Mais viendra-t-il ? Existe-t-il seulement ?
Dans ces temps de guerre où seul l’imaginaire est une échappatoire, la famille s’active autour d’un mariage illusoire pour déjouer, une journée au moins, le désastre du quotidien. Une réjouissance, fût-elle fictive, c’est mieux que rien : place à la noce, et advienne que pourra ! Quel thème !
Sur scène, enfermés comme dans une boîte, sol, murs et plafonds penchés, les Cromagnons sont au bord de l’implosion. Une mère ultra exubérante, aussi dure que protectrice, un père épuisé au bout du rouleau, un fils déstabilisé et fragile, une jeune fille narcoleptique accrochée à son leitmotiv, les personnages sont presque des archétypes. Ils crient, jurent et déversent leur rage. L’hystérie affleure. Le langage abonde en grossièretés assumées, les situations sont ubuesques. Du mouton tué aux ciseaux de cuisine, à la promise croupissant nue sous un lavabo, en passant par les insultes ahurissantes de la mère et l’assaut sexuel du père, le huis-clos familial qui étouffe sous nos yeux pourrait s’aventurer, du moins le craint-on au début, dans une dérive finalement peu efficace.
Double strate
Pourtant, superposant en permanence la fiction et le réel, que la fresque est touchante ! Une double strate constante qui permet à ce panorama débridé de nous faire éprouver aussi, et surtout, la gravité et l’authenticité de la pièce. Impossible d’ailleurs de ne pas mentionner ici le contexte dans lequel s’est inscrite la reprise des répétitions avec des artistes majoritairement libanais. À quelques heures de l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah, ce jour est celui d’une « paix sanglante », qui voit la violence des bombardements israéliens à Beyrouth prendre des proportions « infernales ».
« Répétant ce spectacle dont l’histoire se déroule sous les bombes, il devenait étouffant d’entendre les portables des comédiens sonner, transmetteurs des voix des proches et amis Beyrouthins paniqués sous les obus et les effondrements. Frayeur et terreur qui rendaient impossible la moindre parole de réconfort », explique Mouawad, en proie, quant à lui, au symptôme de la « banale culpabilité de l’exilé, du planqué à l’ombre ».
Mais les répétitions se poursuivent, passant du réel à la fiction et inversement. Il faut saluer le courage de ces artistes, et leur talentueuse implication dans un spectacle qui les montre cœurs et âmes à l’ouvrage. Leur jeu est généreux sans être outrancier, il sonne juste, franc et radical. Tout claque et s’exacerbe, rire et cruauté, confusion et lucidité. « Je n’ai carrément pas le droit d’être où je suis. Point. Je suis dans une histoire interdite aux gens de mon âge. Dès ma naissance, on m’a pris, on m’a attaché, et depuis on m’oblige à regarder un mauvais film. Avec une mauvaise histoire », dit Neel, magnifiquement interprété par le jeune Aly Harkous.
Cru, vrai, et poétique
Le choix de la langue arabe nous permet d’approcher au plus près la vérité des Cromagnons. « La pièce a été écrite en Français », explique l’auteur, « mais elle est vécue en arabe, et redonner à ces mots français leur langue cachée, les faire entendre dans le corps des acteurs, c’est quelque chose de bouleversant pour moi ». Déjà à l’œuvre pour Mère, la traductrice libanaise Odette Makhlouf, qualifie le texte de « cru, vrai, et poétique » : c’est exactement notre impression, nous qui ne parlons pas Arabe, mais recevons ainsi la pièce, aidés par des sous-titres astucieusement inscrits dans la scénographie, car situés dans le même cadre que chaque comédien et comédienne et faisant ainsi corps avec eux.
Que l’on soit ou non bouleversé par ce spectacle, on se souviendra de cette tentative désespérée de joie et de normalité. On se souviendra aussi d’images étranges et poétiques, comme ce cube opaque abritant Nelly, boite coulissante traversant poétiquement le plateau. Nelly qui l’affirme : son fiancé viendra. Une table de noces silencieusement dressée par un invité mystère, l’irruption de la mort, des larmes de sang. Et un ultime coup de théâtre.
Florence Douroux
Journée de noces chez les Cromagnons, de Wajdi Mouawad
Le texte est édité chez Leméac / Actes Sud-Papiers
Mise en scène : Wajdi Mouawad
Avec : Fadi Abi Samra, Jean Destrem, Layal Ghossain, Aly Harkous, Bernadette Houdeib, Aïda Sabra
Assistanat à la mise en scène : Cyril Anrep
Dramaturgie et conception du surtitrage : Charlotte Farcet
Traduction en libanais et surtitrage : Odette Makhlouf
Scénographie : Emmanuel Clolus
Lumières : Laurent Matignon
Costumes : Isabelle Flosi
Maquillage et coiffures : Cécile Kretschmar
Musique originale : Nadim Mishlawi
Vidéo : Stéphanie Jasmin
Son : Annabelle Maillard
Durée : 2 heures
Dès 14 ans
La Colline théâtre national • 15, rue Malte Brun • 75020 Paris
Du 29 avril au 22 juin 2025, du mercredi au samedi à 20 h 30, le mardi à 19 h 30, le dimanche à 15 h 30, relâche les 1er et 4 mai
Spectacle en libanais surtitré en français
Tarifs : de 10,50 € à 33,50 €
Réservations : billetterie en ligne • Tel. : 01 44 62 52 52
À découvrir sur Les Trois Coups :
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☛ Mère, Wajdi Mouawad, par Laura Plas
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Photos : © Simon Gosselin