« Ka-In », Groupe Acrobatique de Tanger, Raphaëlle Boitel, Cirque Théâtre d’Elbeuf, Spring 2025

KA-IN-Groupe Acrobatique Tanger-Raphaelle Boitel © Richard Haughton

D’une rive à l’autre de la Méditerranée

Léna Martinelli
Les Trois Coups

« Ka-In » a magnifiquement inauguré Spring. À l’œuvre, Raphaëlle Boitel et Sanae El Kamouni, directrice du Groupe acrobatique de Tanger, et ses 13 interprètes exceptionnels embrasent le Cirque Théâtre d’Elbeuf avec ce ballet spectaculaire qui explore les questions de l’identité et du courage, dans une trépidante quête d’ailleurs et de liberté. Un puissant élan de vie, à l’image de ce festival international des nouvelles formes de cirque, qui offre un miroir de la société dans sa complexité ou sa richesse et qui transcende toutes les frontières.

Mondialement connu, le Groupe acrobatique de Tanger est né d’une tradition guerrière. À l’origine, l’acrobatie marocaine est un art de cirque, plus que de théâtre, combinant pyramides humaines, roues et sauts. Les collaborations extérieures lui ont apporté un nouveau souffle : « Depuis 2019, notre compagnie a pris un tournant dans ses choix, elle a accueilli de nouveaux artistes avec des pratiques totalement différentes. Nous sommes le miroir de ce qui nous entoure, un monde qui nous échappe souvent, avec le désir d’une écriture qui tisse du lien et du sens entre les deux rives de la Méditerranée et qui témoigne de la singularité de chaque rencontre et de chaque spectacle (…) », explique Sanae El Kamouni.

Et des belles rencontres, il y en a eues, dont la mise en scène pop et colorée, pleine de fantaisie, de Maroussia Diaz Verbèke (lire notre critique de Fiq !), après celle d’Aurélien Bory (lire notre critique d’Azimut). Connaissant le goût de la cie de L’Oubliée pour l’hybride et son esthétique si particulière, on était curieux de voir l’association. Raphaëlle Boitel développe son univers, un clair-obscur que seule la couleur de Chaouen vient trancher. Un bleu vif et éclatant, symbole de mer et de ciel, de rêve et de sérénité, malgré l’obscurité dominante.

Le spectacle navigue entre cirque et ballet, tradition et modernité, avec même plusieurs séquences théâtralisées. On y parle beaucoup, on y chante aussi. Certains seront peut-être déroutés, surtout qu’il n’y a pas de sur-titrage. La musique, une composition originale d’Arthur Bison, n’utilise que très peu d’échantillons sonores issus du chant des dunes, de dialectes ou de musique berbère. Nous sommes loin des clichés. Y compris pour les costumes.

Théâtre de la vie

Toutefois respectueuse de l’ADN de cette institution, Raphaëlle Boitel s’est beaucoup inspirée de ses origines et du contexte, ainsi que de l’histoire des acrobates. Ka-In narre la quête d’émancipation, le désir d’ailleurs, qui évoque la situation tragique des migrants : « Surplombant le détroit de Gibraltar, avec les côtes Espagnoles en guise d’horizon, passage entre l’Afrique et l’Europe, entre le nord et le sud, cosmopolite, énigmatique et envoûtante, de par son histoire et sa situation stratégique, Tanger incarne mieux que tout endroit la question de la proximité et de la distance, du franchissement, du saut dans le vide, dans l’inconnu ».

Mouvements collectifs, duos et solos montrent des êtres coincés qui vont chercher à se libérer des carcans. De loin en proche. Tantôt écrasant, bouillonnant, aliénant, tantôt porteur, rassurant, organique, le groupe s’impose comme un chœur de nomades, duquel sont extraites des individualités : un chef ; un rebelle ; un couple déchiré ; une foule, des citoyens du monde… Plus qu’un vibrant hymne à la jeunesse, Ka-In porte haut les valeurs républicaines.

Chorégraphie ciselée

Bien qu’au nombre de trois, les circassiennes tiennent tête. Ce sont elles qui s’élèvent, qui prennent l’initiative, qui guident vers la lumière : « Les premiers acrobates marocains étaient berbères. Ils accompagnaient les caravanes et développaient des figures pyramidales qui permettaient de voir par-dessus les murailles, ou de repérer les ennemis au loin », ajoute Raphaëlle Boitel.

Pour autant, les interprètes s’épanouissent davantage sur le plan horizontal, avec nombre de courses-poursuites ou échappées. Ils virevoltent, avec une énergie phénoménale. Impossible de rentrer dans le rang ! Quadrillé, le plateau est parcouru en tous sens, dans d’incessantes traversées. Terrienne, bondissante, la chorégraphie repousse les limites, abat les murs : « Ce cirque passe par le rythme et le(s) corps, avant de passer par les agrès, et souligne les capacités et le potentiel exceptionnels de l’Homme quand il s’agit du dépassement, de franchir l’obstacle », confie la metteuse en scène. Un numéro de trapèze est malgré tout une respiration bienvenue. Le spectacle célèbre la diversité des talents avec 8 disciplines représentées, dont du hip-hop et du popping. Les cultures urbaines, en effervescence au Maroc, étaient déjà très présentes dans la création de 2020.

Remarquable, la scénographie sépare autant qu’elle rassemble. Les lignes dessinées sur la scène cloisonnent et tracent des voies. Le cercle, qui évoque les cycles ou le temps qui passe, symbolise la mort et la renaissance, ainsi que l’unité. Comme toujours, les éclairages de Tristan Baudouin jouent un rôle crucial : ils sculptent l’espace, enferment et libèrent les protagonistes, lacèrent les corps et éclairent les esprits. Ils restituent également la matière du sable, cette brume qui s’immisce partout et désoriente, la chaleur écrasante. Ce sont autant d’éclats qui oppressent ou subliment.

La liberté à corps perdu

Le style de Raphaëlle Boitel est reconnaissable entre tous. Il se résume par un sincère humanisme, traduit en actes dans des ballets acrobatiques spectaculaires, un engagement physique, une intensité galvanisante. Elle aime les contrastes, révélateurs de nos excès et de nos paradoxes : le noir et blanc, les cris puis le silence, l’exaltation qui se transforme en vitalité… Du chaos à la cohésion. Elle assume cette fougue et cette esthétique léchée, ce lyrisme qui tranche avec les tendances actuelles, où dominent trop souvent le kitsch et le foutraque.

C’est tout à son actif. Certaines scènes mériteraient toutefois d’être resserrées car des images fortes se suffisent à elles-mêmes. La poésie, c’est l’art de suggérer. Comme ces tableaux, qui resteront longtemps en mémoire : cet homme emmailloté dans une guirlande, symbole de l’Occident fantasmé, qui se transforme en barbelés ; la traque insoutenable d’un autre, le seul noir de la troupe, qui finit en sang ; la sortie du groupe dans le faisceau d’une lumière enfin chaleureuse, un final qui exprime simplement l’espoir d’une vie meilleure.

Oui, avec le Groupe acrobatique de Tanger, qui envisage le cirque comme un art universel, un art exigeant qui rassemble et fédère, rêvons d’un monde plus solidaire et humain.

Léna Martinelli


Site du Groupe acrobatique de Tanger
Site de la Cie L’Oublié(e)
Mise en scène, chorégraphie : Raphaëlle Boitel
Direction du Groupe acrobatique de Tanger : Sanae El Kamouni
Avec : Hamidou Aboubakar Sidiki, Mohcine Allouch, Hammad Benjkiri, Zhor El Amine Demnati, Achraf El Kati, Bouchra El Kayouri, Youssef El Machkouri, Mohammed Guechri, Hamza Naceri, Kwatar Niha, Youssef Salihi, Hassan Taher, Mohammed Takel
Collaboration artistique, lumière, scénographie : Tristan Baudoin
Assistante mise en scène : Sanae El Kamouni
Création musicale : Arthur Bison
Dès 7 ans
Durée : 1 h 15

Cirque Théâtre d’Elbeuf PNC Normandie • 2, rue Augustin Henry • 76500 Elbeuf
Du 5 au 8 mars 2025
De 5 € à 26 €
Réservations : en ligne ou 02 32 13 10 50

Dans le cadre de Spring, festival international des nouvelles formes de cirque en Normandie, du 5 mars au 16 avril 2025, proposé par la Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie | la Brèche à Cherbourg et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf

Tournée ici :
• Le 13 mars, L’Agora, PNC Boulazac Aquitaine
• Les 18 et 19 mars, Le Parvis, scène nationale de Tarbes Pyrénées
• Les 23 et 24 mars, Théâtre d’Hérouville Comédie de Caen, CDN Normandie, dans le cadre de Spring
• Les 27 et 28 mars, Le Carré Colonnes, scène nationale de St-Médart-en-Jalles
• Les 1er et 2 avril, Scène nationale du Sud-Aquitain, Théâtre Quintaou, à Anglet
• Les 5 et 6 avril, DSN, scène nationale de Dieppe, dans le cadre de Spring
• Les 11 et 12 avril, Les Bords de Scènes, à Juvisy-sur-Orge
• Les 29 et 30 avril, MAC Créteil
• Les 6 et 7 mai, Théâtre Château Rouge, à Annemasse
• Les 16 et 17 mai, Grand Théâtre de Provence, à Aix-en-Provence
• Les 21 et 23 mai, Le Volcan, scène nationale Le Havre
• Les 27 et 28 mai, Opéra de Massy
• Les 3 et 4 juin, Théâtre Théo Argence, à Saint-Priest
• Les 10 juin, Espace Jean Legendre, à Compiègne
• Les 23 juin, dans le cadre des Nuits de Fourvière, à Lyon
• Le 27 juin, dans le cadre du Festival des 7 collines, à Saint-Étienne
• Le 5 juillet, dans le cadre des Nuits de Bayssan, à Béziers

À découvrir sur Les Trois Coups :
Spring 2025, annonce, par Léna Martinelli
☛ Entretien de Florence Douroux avec Sanae El Kamouni, directrice du Groupe acrobatique de Tanger 
« Le Cycle de l’absurde », Raphaëlle Boitel, CNAC, par Léna Martinelli
« Chouf Ouchouf », Groupe acrobatique de Tanger, Zimmermann et de Perrot, par Anaïs Heluin

Photos : © Pierre Planchenault sauf celle de une et la 7e © Richard Haughton

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories