« Le Cycle de l’absurde », Raphaëlle Boitel, CNAC, Cirque-théâtre Elbeuf

Le-Cycle-de-l-absurde-Raphaëlle-Boitel-CNAC © Christophe-Raynaud-de-Lage

Plein de bruit et de ferveur

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Comment mettre en scène douze jeunes personnalités de cirque dans leurs agrès de prédilection tout en évitant l’effet catalogue de numéros ? Tel est le défi posé, chaque année par le Centre National des Arts du Cirque, à l’artiste de renom chargé de valoriser les derniers promus. Pour la 32e promotion, cette école prestigieuse de Châlons-en-Champagne a confié cette mission à la cie l’Oublié(e). Cela donne l’une des plus belles créations du Cnac. Un regard amusé et décalé sur l’humain.

Au moins, ces jeunes touchés de plein fouet par la pandémie durant leur scolarité, auront-ils eu la chance d’avoir été mis en scène par cette immense artiste qu’est Raphaëlle Boitel, une humaniste sincère et inspirée. Soit douze talents aux sept nationalités différentes, tous formidables, dont elle a su révéler la présence.

Ainsi découvre-t-on des acrobates virtuoses et interprètes à part entière. Dans une partition très bien rythmée, ils se déploient au sol, autant que dans les airs : corde volante, trapèze Washington, équilibre sur vélo ou sur fil de fer, corde lisse, acrodanse, roue allemande, sangles aériennes, jonglage et trapèze. C’est un groupe soudé, dont l’incroyable énergie collective fait oublier la solitude à laquelle chacun a été exposé pendant la création, en 2020.

« Sisyphe heureux »

Inspiré par la pensée d’Albert Camus, Raphaëlle Boitel a justement souhaité « parler des travers de l’Homme et des Hommes de travers ». Elle a imaginé de courtes séquences à partir des spécialités et traits de caractère de chacun. On y voit se dessiner des personnages confrontés à l’isolement, en proie à leurs démons intérieurs, en prise avec leurs contradictions : l’acrobate frêle dépasse ses limites, l’équilibriste sur vélo fait tourner les têtes, mais ceux obsédés par la vitesse n’avancent guère et l’égocentrique qui se la joue solo s’en mord les doigts. Tous expriment une grande sensibilité. Pas seulement ceux sur le fil !

Si tous ont un excellent niveau technique, certains sont comme dépassés, voire empêchés, et du même coup, remettent en cause la notion même de performance : le trapéziste exprime littéralement sa frustration de ne pouvoir proposer de figures ; le jongleur consacre plus d’énergie à parler qu’autre chose ; le voltigeur évolue principalement sur la piste.

Face au vide, on sent les doutes d’artistes déstabilisés. La colère explose aussi. Raphaëlle Boitel a su tirer parti de l’expressivité théâtrale, faisant émerger la beauté fragile comme les vertus du lâcher-prise, convoquant le comique pour souligner l’absurdité de nos comportements : les dysfonctionnements de la société et ses effets domino sur les relations humaines.

© Christophe Raynaud de Lage

Les interprètes se croisent beaucoup, se courent après sans se trouver, se jettent à corps perdus dans la bataille, pour finalement s’apprivoiser, se réconforter et se soutenir. Envers et contre tout. La quête de liens et de sens prend corps. Il en émane une grande force. Surtout, le propos n’est jamais dénué d’espoir et les clins d’œil apportent beaucoup de légèreté, comme la scène de ménage entre un jongleur et sa balle ou les ponctuations clownesques d’Erwan Tarlet.

Écriture chorégraphique et circulaire

Faire cirque en piste, à 360°, fut une première : « On est dans un espace circulaire, qui peut être le reflet de la société (…) comme ce vieux cirque qui souffre et disparait ». Du début à la fin, le cercle est décliné dans des images sublimes parfaitement intégrées à la dramaturgie.

La scénographie est remarquable. Entre une entrée en matière qui évoque une tribu préhistorique réunie autour de son feu et le final, magistral, les projecteurs dessinent des espaces bien délimités mais exploitent toutes les dimensions. Les traits blancs sculptent le noir profond, troué par des éclats. Soulevant une fine traînée de poussière, les corps surgissent d’un paysage ciselé d’ombres et de lumières cinématographiques. Magnifique évocation de notre monde en décrépitude. On n’a jamais vu un travail si maîtrisé, si innovant, au cirque. Bravo Tristan Baudoin ! Et la musique d’Arthur Bison est aussi de grande qualité.

Spectaculaire, drôle, profond et inventif

Enfin, la compagnie aime inventer des agrès, comme le spider, une machinerie animée par des individus qui permet à un sangliste d’effectuer des figures. Ici, les manipulateurs mettent en lumière ce personnage si attachant (et si dôle) de looser qui échoue même à ses tentatives de suicide. Car l’artiste qui fait la figure a besoin de ceux qui tirent les fils. Sa vie est carrément entre leurs mains.

Outre l’exigence de cette technique, le spider est donc un formidable support de métaphores. Sur fond d’orgue, le corps en lévitation dans l’espace évoque la mort, mais relié de part en part, il parle surtout d’interconnexion, car les manipulateurs sont dépendants les uns des autres pour leur sécurité. Ne sommes-nous pas tous reliés ? Et pour nous élever, n’avons-nous pas besoin des autres ? 🔴

Léna Martinelli


Le Cycle de l’absurde, Centre National des Arts du Cirque – cie l’Oublié(e) – Raphaëlle Boitel

Site de la compagnie
Mise en scène, conception : Raphaëlle Boitel
Avec : Tia Balacey, Mateo Castelblanco Suarez, Aris Colangelo, Fleuriane Cornet, Alberto Diaz Gutierrez, Pablo Fraile Ruiz, Giuseppe Germini, Cannelle Maire, Mohamed Rarhib, Vassiliki Rossillion, Ricardo Serrao Mendes, Erwan Tarlet
Collaboration artistique, scénographie, lumière et conception Spider : Tristan Baudoin
Machinerie, complice à la scénographie : Nicolas Lourdelle
Musique originale : Arthur Bison
Assistante à la chorégraphie : Alba Faivre, Julieta Salz
Costumes : Romane Cassard et Lilou Hérin
Création sonore : Nicolas Gardel
Régie générale : Thomas Delot
Régie lumière : Hervé Frichet
Régie son : Adrien Vuillaume
Régie plateau : Anthony Nicolas
Durée : 1 h 25
Dès 8 ans

Cirque-Théâtre d’Elbeuf, Pôle national cirque Normandie • 2, rue Augustin Henry • 76500 Elbeuf
Du 13 au 15 janvier 2023

Tournée ici :
• Du 25 au 27 avril, Bonlieu scène nationale, à Annecy (74)
• Du 2 au 4 mai, Maison de la Culture d’Amiens (80)
• Du 11 au 13 mai, Le Phénix, scène nationale pôle européen de création, à Valenciennes (59)
• Du 14 au 17 juin, Maillon, Théâtre de Strasbourg, scène européenne (67)
• Les 22 et 23 juin, Les Quinconces et L’Espal, scène nationale du Mans (72)

À découvrir sur Les Trois Coups :
La Chute des anges, de Raphaëlle Boitel, par Léna Martinelli

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