« La Chute des anges », Raphaëlle Boitel, Théâtre Rond-Point, Paris

La-Chute-des-anges-Raphaëlle-Boitel © marina-levitskaya

Si loin, si proche !

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Allier merveilleux et dystopie ! Dans ce conte ô combien lumineux, Raphaëlle Boitel utilise la figure de l’ange pour évoquer l’humanité en perdition, les effondrements de notre époque. Une proposition d’une infinie poésie qui ouvre grandes les portes du rêve, qui aide à déployer nos forces.

Dans un monde froid où des bras de métal tyrannisent ce qui reste de vivant, où les nouvelles technologies règnent en maître, où les systèmes autoritaires s’imposent concrètement, Raphaëlle Boitel convoque des anges aux ailes brisées, qui s’accrochent comme ils peuvent, car ils semblent contaminés par la déshumanisation. Coincés dans cet enfer mécanique, dans une solitude glacée, certains aspirent à s’élever. Parmi ces conformistes, quelques rebelles sont animés par l’envie d’autre chose. Doit-on changer de monde ou peut-on changer le monde ? Le spectacle n’apporte pas de réponse. Il interroge la nature humaine et sa capacité de résilience de façon subtile et intelligente.

À la croisée du cirque, de la danse et du théâtre, les spectacles de la cie L’Oublié(e) se nourrissent de nombreuses références, notamment cinéma et, ici, tout particulièrement des Ailes du désir, conte allégorique narrant l’incarnation d’un ange qui renonce au Ciel par passion pour une femme. La beauté de cette exilée devenue trapéziste dans un cirque l’amènera à devenir simple mortel. Au contraire, dans la Chute des anges, ces anges cherchent à regagner l’au-delà, à quitter leurs manteaux noirs. Une planche de salut à la mort ici-bas ?

Vers l’ailleurs

Quelle émotion que cette créature, échappée des ténèbres, qui s’élance enfin pour atteindre la lumière ! Franchissant le quatrième mur (comme le mur de Berlin, décor du film de Wim Wenders), jusqu’au-dessus des têtes d’une partie du public, elle ouvre les portes et touche le ciel. Émily Zuckerman est cet ange qui retrouve ses ailes.

© Marina Levitskaya

La technique, irréprochable, est transcendée par la grâce de ses interprètes. Au mât ballant, une âme presque morte, aspirée entre terre et ciel, exécute de vertigineuses figures en giration. Également spécialiste de corde lisse et de trapèze, Alba Faivre est une virtuose des airs. Réinventés, les agrès, dérivés d’échelles et de machineries, permettent de développer un vocabulaire original. Outre les passages clownesques – des drôleries cruelles qui nous arrachent des rires – les amateurs de cirque apprécient contorsions, portés acrobatiques et voltiges. Moins suspendue mais tout aussi perchée, le personnage de Lilou Hérin, d’âge mûr, habite le plateau par une belle présence, bien qu’elle soit plus que jamais entre deux mondes.

© Georges Ridel

Magnifiquement chorégraphiées, les séquences s’enchaînent avec fluidité. Robotisation, pantins désarticulés, surveillance déjouée… Relevons celle, « de toute bonté », où la bienveillance des anges gardiens prend tout son sens. D’ailleurs, que signifie ce monologue intérieur qui revient comme un leitmotiv, ce message adressé au-delà par cette âme tourmentée ? Juste audible à la toute fin, cette ritournelle est, en fait, la première chanson réalisée par une intelligence artificielle, celle diffusée dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. « Daisy Bell » était associée à la « mort » d’HAL 9000, l’ordinateur de bord, machine douée de conscience qui commande toutes les fonctions du vaisseau…

Images saisissantes

La passion du cinéma se traduit aussi par de nombreuses trouvailles stylistiques : un travelling montre des individus pris au piège de la cadence industrielle ; des plongées vertigineuses évoquent l’omniscience des anges ; les découpes des projecteurs sculptent l’espace. Parmi les images marquantes : les silhouettes à la Magritte, les ombres projetées par la seule ampoule se balançant à un filin, sans doute inspirée de l’affiche de Birdy (film d’Alan Parker).

© Marina Levitskaya

Éclairés par les sublimes lumières de Tristan Baudoin, les personnages évoluent dans une atmosphère mélancolique, tantôt expressionniste, tantôt burlesque (références au cinéma muet). Contre-jours, latéraux et poursuites mobiles, zooms contribuent au dynamisme de l’ensemble. D’abord menaçants, sinon agressifs, les projecteurs apportent progressivement de la sensibilité. À mesure que l’ange accède à un monde plus vivable, le noir et blanc gagne en nuances, jusqu’à être lazuré de poussière d’étoiles. La fumée devient brume, puis nuages, avec vue sur de nouveaux horizons.

Puissance et profondeur

Prouesses, qualité du mouvement, esthétique soignée, écriture métaphorique, force du propos… Que de talents ! Ajoutons l’apport de la musique, tantôt magnétique, tantôt lyrique, composition originale d’Arthur Bison inspirée de musique répétitive. Sa contribution revêt une importance particulière, en structurant les aspects narratifs du spectacle.

Allégorie à la caverne de Platon, allusion à l’obscurantisme, perte de désir, transfigurations… Les références picturales, littéraires et philosophiques abondent. La plus évidente : 1984 de George Orwell. Particulièrement inquiète des GAFA, Raphaëlle Boitel montre des êtres en perdition écrasés par les nouvelles technologies. Interpellée, il y a une dizaine d’années, par l’essai de Jared Diamond, Effondrement, Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, la jeune femme s’est aussi demandé : « Et si rien n’était irrévocable ? ». À l’ère de l’anthropocène, la question soulevée ici est effectivement la survie de notre espèce. Ne porte-t-on pas en nous, dans le libre arbitre, la résistance et l’attention aux autres, de quoi changer les choses ? De cet univers crépusculaire, naît en tout cas une échappée vers la lumière, un appel d’air, une fantaisie d’émancipation.

Outre cette création 2018, interrompue dans sa diffusion par la pandémie, nous recommandons aussi les derniers opus non moins remarquables de cette compagnie décidément incontournable : le Cycle de l’absurde, réalisé avec la 32e promotion du CNAC, et Ombres portées. 🔴

Léna Martinelli


La Chute des anges, de la cie L’Oublié(e)

Site de la compagnie
Mise en scène et chorégraphie : Raphaëlle Boitel
Avec : Alba Faivre, Clara Henry, Loïc Leviel, Émily Zuckerman, Tristan Baudoin, Nicolas Lourdelle, Lilou Hérin, en alternance avec Sonia Laroze
Collaboration artistique, scénographie et lumières : Tristan Baudoin
Musique originale, régie son et lumière : Arthur Bison
Costumes : Lilou Hérin
Accroches, machinerie, complice à la scénographie : Nicolas Lourdelle
Durée : 1 h 10
Tout public : dès 10 ans

Théâtre du Rond-Point • Salle Renaud-Barrault • 2 bis, avenue Franklin-Roosevelt • 75008 Paris
Du 6 au 31 décembre 2022, à 19 h 30, le 13 décembre à 14 h 30, dimanche 18 et samedi 24 à 15 heures, samedi 31 à 18 h 30, relâche lundi, le 11 et le 25
Tarifs : de 12 € à 40 €
Réservations : 01 44 95 98 21 et en ligne

Tournée :
• Le 28 février 2023, Théâtre Équilibre, à Fribourg (Suisse)
• Les 3 et 4 mars, Théâtre Municipal de Grenoble
• Le 7 mars 2023, Le Pôle, à Bron
• Les 10 et 11 mars, Le Manège, scène nationale de Maubeuge
• Les 14 et 15 mars, Opéra de Massy

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Ombres portées, de Raphaëlle Boitel, par Léna Martinelli

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