C’est la fête à Laval
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Faire la chenille tous ensemble un soir de représentation : le projet est simple et pourtant ce rituel festif est source de fortes réactions, entre rejet et euphorie. Lauréat du Prix du Théâtre 13 (Public et Jury) en 2023, le collectif La cabale s’empare du sujet avec panache, en questionnant, de façon hilarante, le rapport au ridicule, faisant de cette danse un sujet politique, sociologique et écologique. Épatant !
Une troupe de théâtre aimerait lancer une chenille géante de Laval jusqu’au Champs-Élysées. Comment s’y prendre ? Les gens se toucheraient-ils (ou pas) ? Quelle musique choisir ? Une chose est sûre : on sort de la représentation hilare, le tube de la bande à Basile en boucle dans la tête !
Créé en 2018, ce collectif constitué de neuf comédiens et comédiennes, tous rencontrés aux Cours Florent, suit la voie d’un théâtre singulier. L’improvisation est au cœur du processus créatif. Et ces peu de dire que ces joyeux drilles osent tout. Tergiversations, prises de bec et simulations sont autant d’occasions de s’illustrer dans des numéros d’acteur à grand renfort de perruques et paillettes, et disons-le tout net : à se vautrer dans l’absurde. Certes, ils ne font pas dans la dentelle, mais ils sont tous très justes et pratiquent aisément la distanciation entre mises en situations cocasses et débriefings déjantés, comme la séquence de la salle d’attente.
À la queue leu leu
Chacun campe à merveille son personnage : le chef, l’intello de service, le mec à côté de la plaque, l’hystérique… Les rapports s’ébauchent. Puis, dans les tableaux suivants, on assiste, entre autres, à une satire de l’École des fans, à la métamorphose d’une chenille, à un dîner familial qui tourne mal, à une caricature du Masque et la Plume. Quel est le rapport ? La soi-disant médiocrité de la province, le snobisme.
Costumes kitsch, décors de carton-pâte, effets spéciaux et cotillons à gogo : l’esthétique est au service du propos. Bien rythmé, on ne s’ennuie pas, en dépit de quelques longueurs. Les dialogues font mouche et c’est bien écrit.
Ridicule ?
Pour être franche, je n’étais franchement pas emballée par le sujet et plutôt scotchée à mon siège. « Si le spectacle est réussi, 500 spectateurs feront la chenille à la fin », prévient un personnage, avec des stratégies plus ou moins éprouvées afin de mobiliser le public. Argh !
Contre toute attente, je ressors donc épatée par cette proposition qui finit par lever un tiers du grand Théâtre de Laval. Pari réussi. Soutenu par la fanfare locale, le projet prend bel et bien forme. Tout du moins dans l’enceinte du théâtre mais, sur le parvis, il suffit de peu pour que la chenille redémarre…
Surtout, derrière la futilité du sujet, la légèreté du traitement, des questions graves sont abordées : culture populaire, identité, peur du regard des autres… « Les chenillés sont des audacieux et les chenilleuses des héroïnes », clame un des personnages.
Yes, we can !
Si la « beaufitude » relève de la représentation sociale, c’est aussi un projet politique qui a du sens, en ces temps moroses : « Le rire comme cause nationale ! », plaide l’un des personnages. D’où l’idée de contacter Macron ! En fait, regarder dans le même sens, faire preuve d’intelligence collective, résister à l’inertie devient concret.
En tout cas, « voilà un peuple qui se lève ! », salue un des comédiens. Et même si ce n’est que le temps d’un soir, cela donne du baume au cœur. « D’un Chainon à une Chenille, il n’y a qu’un pas. Au-delà de tourner en rond, nous allons tous dans le même sens et c’est ça qui importe », s’enthousiasme Kevin Douvillez, le codirecteur du festival.
La cabale porte bien son nom : il dézingue les institutions, depuis le maire jusqu’à l’animateur vedette, en passant par Pina Bausch, Jean-Luc Lagarce ou encore les papesses de la critique dramatique (Fabienne Pascaud et Armelle Héliot). En somme, il torpille les figures de pouvoir, non sans insolence. Une liberté de ton jubilatoire.
À la manière des 26 000 couverts, des Chiens de Navarre, de Philippe Katerine, il cultive une forme « d’idiotie assumée », au sein d’un théâtre exigeant. Utilisant la scène comme exutoire, c’est par le grotesque, cheval de bataille du collectif, que ces jeunes s’emparent des questions de notre époque. C’est revigorant : « Le monde est en crise, et nous sommes nés dedans. C’est à nous de le changer, c’est une évidence… Et si on commençait par une chenille ? ».
D’ailleurs, pas si futile que ça, le Monde consacre un long article à ce phénomène, l’apparentant même à un « nouveau symbole du vivre-ensemble ». Souvenir impérissable de spectacle, Kermesse est donc aussi une expérience sociale. Et toc !
Léna Martinelli
Kermesse, collectif La Cabale
Site de la cie
Diffusion : Le bureau des paroles / CPPC
Avec : Marine Barbarit, Lola Blanchard, Alix Corre, Margaux Francioli, Akrem Hamdi, Aymeric Haumont, Charles Mathorez, Thomas Rio, Rony Wolff
Création lumière : François Leneveu, Pacôme Boisselier
Chorégraphie : Mathilde Krempp
Régie son : François Leneveu ou Pacôme Boisselier
Régie son : Nils Glachant-Morin ou Vinciane Pleuchot
Durée : 1 h 30
Dès 12 ans
Théâtre de Laval • 34, rue de la Paix • 53000 Laval
Le 17 septembre 2024
Dans le cadre du Chainon manquant, du 17 au 22 septembre 2024
Tournée ici :
• Du 8 au 10 janvier, Théâtre Sorano scène conventionnée, à Toulouse (31)
• Le 17 janvier 2025, Théâtre du Garde-Chasse, Les Lilas (93)
• Le 15 avril, Théâtre de la Licorne, Les Sables d’Olonne (85)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ La Vie est une fête, Les Chiens de Navarre, par Léna Martinelli
Photos : © Dennis Mader