Sans concession
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Le troisième spectacle de Tommy Millot, « La Brèche », programmé l’été dernier dans le in du Festival d’Avignon, a fait l’effet d’une bombe. Déjà, son thème interpelle puisqu’il s’agit des jeux dangereux de quatre adolescents. Et, pour parachever le tout, le texte est puissant, la mise en scène tranchante.
Sur un plateau nu, à la blancheur inquiétante, bordé d’un muret derrière lequel l’obscurité semble tout aussi menaçante, trois garçons de treize-quatorze ans et une jeune fille, Jude, 17 ans, sœur aînée d’un des garçons, Acton, un gosse fragile, harcelé au collège. Entre eux, des serments : « Un pour tous, tous pour un » ; « à la vie à la mort ». Avec défis à honorer, pour prouver qu’on est à la hauteur, qu’on ira jusqu’au bout. Loin du vert paradis des amours enfantines, les corps changent, la puberté s’en mêle. Difficile de faire la part de la protestation d’amitié et du goût du risque, façon James Dean.
Quatorze ans plus tard, les mêmes, interprétés par d’autres comédiens, se retrouvent, moins Acton dont nous apprenons assez vite qu’il s’est donné la mort. Dès lors la pièce va procéder par va-et-vient entre les deux époques, dans une sorte de huis clos, puisqu’aucun autre personnage n’existe dans la pièce de Naomi Wallace, sauf peut-être le père d’Acton et Jude, à peine évoqué. Comme souvent dans les histoires tragiques d’adolescents, les adultes brillent par leur absence.
Très vite, on comprend que, si la vie les a séparés, un lourd secret les rassemble et les sépare aujourd’hui. La grande subtilité du texte de Naomi Wallace consiste à nous faire découvrir cette vérité très progressivement et dans toute sa complexité, car aucun d’entre eux n’a envie de se pencher sur ce qui s’est déroulé. Les demi-vérités, les omissions, les mensonges se superposent, non tant sur les faits eux-mêmes que sur les intentions. Une atmosphère pesante de culpabilité mais aussi de perversion va se faire jour.
Comme un cauchemar éveillé
Que s’est-il donc passé ? Pour sceller le pacte (et chacun sait qu’un pacte fait toujours intervenir le démon), Jude prend prétexte de la fragilité de son petit frère et exige des deux garçons qu’ils le protègent, en échange de l’accès à son corps à elle. Elle s’offre en victime à ces deux adolescents qui éprouvent autant de peur que de désir et fixe les conditions du sacrifice. Quatorze ans après elle règle ses comptes. Mais nous verrons aussi que les précédents sacrifices étaient eux aussi singulièrement empreints de perversité, voire de perversion. Sadisme et masochisme sont à l’œuvre dans ces âmes adolescentes.
Sans divulguer les ramifications tordues de ce qu’on peut considérer comme un viol ou/et comme une machination, la question posée est donc bien celle du consentement, mais aussi celle de l’emprise et enfin celle des traces profondes laissées par cette histoire dans les adultes qui se retrouvent pour une ultime fois. Seul l’un d’entre eux s’en sort sans trop de casse, un gamin de famille aisée pour qui la vie est simplement facile et la culpabilité vite balayée. Et si le spectateur peut trouver que la fin traîne en longueur en creusant et recreusant cette vérité enfouie, dont il faut exhumer toute l’horreur une fois pour toutes, le propos de Naomi Wallace semble être de le déstabiliser, de le mener jusqu’au vertige. Impossible de décider au bout du compte à qui la faute, le viol de Jude et le suicide d’Acton étant indissolublement liés. Il sort du spectacle étreint par une compassion sans limite pour ces gamins livrés à eux-mêmes, à leurs errances, leurs désirs, leurs peurs.
Il faut bien sûr en venir à la pâte de Tommy Milliot, à son choix de supprimer tout élément qui permettrait peu ou prou de s’évader. Dans ce décor minimaliste, les comédiens jouent très sobrement, presque immobiles. Les uns face aux autres, ils affrontent avec beaucoup de courage et sans faillir un passé inavouable qui n’a pas fini de les hanter dans leur existence d’hommes et de femme. Ces comédiens sont magnifiques. Le metteur en scène donne à cette histoire la portée d’une véritable tragédie. ¶
Trina Mounier
La Brèche, de Naomi Wallace
Traduction : Dominique Hollier avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale
Mise en scène et scénographie : Tommy Milliot
Avec Lena Garrel, Matthias Hejnar, Roméo Mariani, Dylan Maréchal, Aude Rouanet, Édouard Sibé et Alexandre Schorderet
Dramaturgie : Sarah Cillaire
Lumières : Sarah Marcotte
Sons : Adrien Kanter
Production : Man Haast – Tommy Milliot
Vidéo :La Brèche de Naomi Wallace
Théâtre de la Croix-Rousse • Place Joannès Ambre • 69004 Lyon
Du 1er au 5 mars 2022
Billetterie : 04 72 07 49 49 ou en ligne
Puis tournée :
- Les 25 et 26 mars, Palais des Beaux-Arts Charleroi (Belgique)
- Les 30 et 31 mars, La Passerelle Saint Brieuc
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