Ruer encore
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
L’annulation, pour la deuxième année consécutive, du plus grand festival des arts de la rue a électrisé la profession. Mercredi 18 août, à Aurillac, ils étaient des centaines d’artistes bataillonnaires, soutenus par une foule nombreuse et tout aussi réjouie, pour manifester leur attachement à cet incontournable catalyseur de rencontres, à l’espace public et à la liberté d’expression.
Cradingue, dénaturé par le tout sécuritaire, éprouvant pour certains habitants de la ville comme pour les compagnies de passage du off, qui y laissent parfois des plumes… N’empêche ! Le festival d’Aurillac, s’il essuie bien des critiques, reste le symbole de la fête, le climax des arts de la rue, la vitrine qui draine tous les publics. On y croise un méli-mélo de familles émerveillées, de punks à chien en goguette, de programmateurs à l’affût, passionnés et badauds. C’est LE rendez-vous populaire de l’été. Comment en est-on arrivé à annuler cet événement essentiel et à laisser sur le carreau une profession déjà exsangue, alors qu’Avignon et Cannes ont maintenu leurs festivals ? Mépris pour les formes populaires ? Méconnaissance de ce secteur artistique ? Manque de concertation ? Frilosité ?
Après la déflagration de l’annonce de l’annulation le 12 juillet, des compagnies réagissent illico avec la « déclaration de Saint-Amand » : « Nous disons Merdre ! ça suffit ! ça va chier ! ». Leur emboîtant le pas, Dominique Trichet, co-fondateur du festival et ancien directeur de la FAI-AR – les apprentis de la 8e promotion Pernette n’ont toujours pas pu montrer leurs maquettes – et le collectif ADT Aurillac Toujours Debout réclament des explications officielles et une table ronde dans une incisive lettre ouverte : « Nous ne pouviez imaginer que nous restions muets et muettes ». La Fédération nationale des arts de la rue (Fédé) dégaine ensuite l’idée d’une Grande Manifestive, manifestation de colère et de joie pour réunir professionnels, publics et citoyens autour de la défense de l’art en espace public. Un beau pari qui a su ranimer les énergies !
Le matin du 18 juillet, le centre Pierre Mendès France déborde : le maire d’Aurillac et ses adjoints, Fred Rémy, président de l’association ECLAT organisatrice du festival, et la Drac sont venus rencontrer, sur l’invitation de la Fédération nationale des arts de la rue, des professionnels à bout de nerfs. Côté administrations, c’est un ballet d’ouvertures de parapluies. Chacun se défausse comme il peut de la responsabilité de l’annulation. On l’aura compris, les règles du combo sanitaire-sécuritaire qui ne cessent de changer et de se durcir auront, une fois de plus, été fatales. Et comme le préfet est absent, on l’accuse d’avoir condamné le festival sur le motif du « maintien de la sécurité et de l’ordre public ». Pourtant, nul arrêté n’est paru, et le lendemain, dans La Montagne, l’intéressé nie être à l’origine du couperet. Alors, qui a plié l’échine ?
« La langue sécuritaire est la langue du mensonge »
Les prises de parole regrettent la toute-puissance, tant de la Préfecture, que d’ECLAT : quand cessera-t-on de gouverner et de décider dans la verticalité et l’arbitraire ? Comment lutter contre la violence institutionnelle ? Comment sortir de l’état d’urgence permanent et des protocoles et faire reconnaître les spécificités des arts de la rue ? Peut-on encore célébrer l’espace public alors que le passe sanitaire le privatise ? Les mots sont portés comme des flèches : « Vous avez tué une partie de notre profession », « Nous sommes en danger de mort », « Nous sommes des animaux sauvages, on ne peut pas nous enfermer dans des zoos ».
Les artistes de rue ont en effet déjà été sévèrement éprouvés par des années de Vigipirate (Aurillac avait connu une émeute en 2016 s’élevant contre le barriérage de la ville et la fouille systématique). Depuis la crise Covid, la situation est ubuesque : un peu partout ailleurs dans les manifestations qui résistent ou insistent, les spectacles sont enfermés dans des enclos, des cours, les entrées filtrées, le passe opère un insupportable tri des publics… Où est passé l’esprit libertaire, transgressif, festif, contestataire des arts de la rue ? La liberté d’expression et de circulation subissent une inexorable saignée qui vident l’artistique et le poétique de leur sens et nuisent à la vitalité des formes. L’espace public, cœur battant et moteur de ces esthétiques, ne cesse de se réduire.
La rencontre se termine sur le mode incantatoire : rester « poésie et herbes sauvages », partir à l’assaut de la préfecture, mettre fin aux systèmes pyramidaux et privilégier les collégiales, convoquer des assises des arts de la rue, réaffirmer et questionner les forces de cette théâtralité singulière entourés de sociologues et philosophes… À la tête de la Fédé, on met sur les rails co-présidence et parité. On sent que désormais l’association ECLAT ne pourra plus guère faire l’économie d’une concertation avec les équipes artistiques. Elle se réfugie derrière l’édition 2022, dont rien n’assure qu’elle pourra avoir lieu dans la liberté dionysiaque retrouvée. L’absence de sa présidente, Madame Nyssen, est criante. Le maire d’Aurillac promet de rédiger une lettre à tous les édiles situés sur des territoires où se trouvent des centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public (CNAREP). À ce propos, on se réjouit de la prochaine ouverture d’un quatorzième CNAREP. A l’heure de préparer la Grande Manifestive, tout le monde sort remué. « Soyons féroces ! »
« L’art est public »
Place Michel Crespin, à 1 heures, ils sont venus, ils sont presque tous là : les artistes de rue, pionniers et jeunes générations, ont traversé la France pour défendre Aurillac qui n’est pourtant pas une ville facile à rejoindre. La liesse est palpable, comme la force du collectif.
Avant que le cortège ne s’ébroue, Nadège Prugnard et Jean-Marie Songy, ancien directeur du festival, rendent hommage à Jean Georges Tartar(e), l’immense griot à la poésie voyageuse : « Il est urgent de prendre la Bastille où croupissent nos idéaux, urgent d’abattre les bastilles des privilèges ». On célèbre les mots « toxiques, orduriers, putrides, vipérins, volcaniques » : « Mon bic sera ma fronde ! ». Le maire fait une apparition entouré du service sécuricool des FFF. Jean-Luc Prévost, président de la Fédé réclame de l’amour, du lien : « Nous voulons être ensemble, hélas, il y a des administrations entre le public et nous ». Il doit être comblé : l’heure est aux retrouvailles. Certains murmurent même que le festival renoue avec sa formule la plus savoureuse : le surgissement dans les rues, la surprise, la rencontre, tout gratuit, les images flamboyantes, l’autogestion, tous ensemble dans une unique pastille bigarrée.
Au rythme tonitruant des tambours du Transe Express, c’est un véritable carnaval qui s’ébroue. En tête, le piano des Arts Oseurs : on y entendra l’emportante « Déclaration des poètes » de Chamoiseau, des textes de Sabrina Sow ou de Marie-Do Fréval. Sur les vitrines et les poteaux, un manifeste de l’autrice Julie Romeuf est affiché. Porté ensuite par dix performers ailés et des cuivres, il affirme haut et fort notre droit de regard et la nécessité de nous sentir tous concernés : « Ça me regarde, notre capacité collective à avoir accès à tous les lieux, tout le temps (…), ça me regarde la manière dont on va occuper nos rues dès maintenant et indépendamment de ce qui nous sera permis, ça me regarde qu’on soit attentif à y mettre de la poésie avant d’y mettre des vigiles. »
Balllad est venu avec une cinquantaine de casques audio. Ce dispositif sonore permet de faire résonner en chœur un texte de Nadège Prugnard qui dit NON et NIET. Il relaie aussi le magnifique rappel de Jean Georges : « C’est entouré de spectateurs que l’artiste a la sécurité sociale ». Les casques passent ensuite des mains des artistes à ceux du public cantalou, venu nombreux soutenir la manifestation. Tous scandent : « La rue est à nous ». Une grande marionnette Oisoh se fraie un chemin. En haut d’un promontoire argenté, Chtou (Gildas Puget) assure la visite guidée de la ville : « Voilà la square où vomissent les punks, la place aux échasses, le meilleur hôtel pour les ptits déj, Boubouche souvent aperçu en off du off, les culs de Pascal et Josy… » Les pancartes s’amusent et s’insurgent : « Réclamons deux mois de confinement par an », « L’art est public », « Pour une fois qu’il fait soleil ! », « Où est la poésie ? », « L’art libre, seul remède à tous vos mots », « Notre maison brûle et nous scannons des passes ». Un tag à la craie clame : « Aurillac mon amour ». Une spectatrice brandit une coupe : « À votre liberté ». Un clown édenté fend la foule avec sa matraque. L’occupation de l’espace public, le libre-arbitre et la solidarité résonnent dans les discours. Charlotte Teissier, de la Bouillonnante, dresse soudain, dans le silence, un portrait de la foule. Moment suspendu.
La beauté, bariolée, chamarrée, pailletée, est là, partout. Au final, sur la place Michel Crespin, Didier Super pousse la chansonnette provocatrice et cinglante. Un imposant mur du son réactive les joies de la free party, cette insolence libertaire qui se passe des autorisations. La moustachue Marie-Do entonne une chanson paillarde. Alixem est là avec ses accessoires fétiches et son style anarco-foutraque : peinture sanguine dégoulinante, drapeau français fantôme et nudité ostentatoire. Un public plus jeune s’enjaille. La « rue », c’est tout ça, ce mélange, ces corps dansants, ce présent, l’acrobatie, le texte, le chant, l’image choc, la pépite, le sale et méchant, la dentelle et le gros son…
Tard dans la nuit, le bonheur d’être ensemble se poursuit autour du séquoia, arbre fétiche du square des Carmes. Résonne « La Réhabilitation du lundi » de Jean Georges Tartar(e), relayée par ses chers amis de Générik Vapeur. Des larmes coulent. Un mystérieux collectif féminin se crée. Un cracheur de feu illumine l’obscurité. On trinque… Sous les étoiles, le cœur de la rue palpite. ¶
Stéphanie Ruffier
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