Festival Scènes de rue à Mulhouse

Muchmuche-furieuse-© Anita-Helle

Massues errantes et théâtre en bocal

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Le festival Scènes de rue est passé entre les gouttes : ni intempéries ni passe sanitaire. Ouf, Mulhouse l’a fait ! Côté ville, ça jouait avec les contraintes désormais rituelles : chaises, barrières, jauges limitées… Mais un inattendu dimanche sur l’herbe a mis de l’air dans les poumons. Dans ce contexte particulier, tour d’horizon des spectacles qui interrogent avec acuité la liberté et le lien social.

Ici ou là, on s’interroge : mettre sous cloche « l’esprit rue », s’adapter, oui, mais jusqu’où ? Assis sur des chaises comme dans le théâtre en salle, rabroué quand il porte mal son masque (« Dans l’herbe, vous pouvez l’enlever, mais s’il y a un spectacle, remettez-le »…), le public devait s’armer de philosophie et, comme les organisateurs et les artistes, « danser dans les chaînes », selon la formule de Nietzsche. Les spectacles qui questionnent la libre circulation dans l’espace public résonnent d’autant plus puissamment.

Par exemple, dans Mondiale de la Terreur, la cie Bonjour Désordre psalmodie une terrible litanie de tous les monstres, dont le pire semble être la mère castratrice. Une marée noire de Belzébuth, bête du Gévaudan, dame blanche, « serpent têteur de tétons », de moches et de délaissés, nous submerge, avant que ne viennent nous saisir à la gorge les règles de sécurité (qu’on vient de subir, ironie de la situation) : injonctions aux gestes barrières et autres impératifs explosent sur le parvis de l’église ! Césa ! Roynette en fou mazouté, corps intranquille, vient nous gueuler notre besoin de sécurité et notre peur de l’autre : « Sale pute ! Sale arabe !… » Comme la sphynge de Cocteau, c’est un monstre de langue qui nous saisit, nous encercle, nous étouffe, dans un délire de sécurisation totale de la vi(ll)e. « On va faire un passe ensemble, nous promet-il ». Glaçant.

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« Mondiale Terreur », de la cie Bonjour Désordre © Stéphanie Ruffier

Continent, nouvel opus de Komplex Kapharnaum, joue la carte du solo intimiste. Dans la nuit noire d’une cour d’école, on goûte avec attention un texte urgent qui a supplanté un projet avorté (une histoire de concessionnaire automobile, « assez drôle, politique, sur la société de consommation »). C’est le sort des migrants qui saute à la figure de Stéphane Bonnard dans un théâtre-récit autofictionnel, à l’écriture incisive comme un scalpel, puisque le « présent antérieur n’existe pas, crétin. » Par la grâce de l’hypotypose, par le pouvoir de la parole, il fait naître devant nos yeux une plaine de boue rouge. Comme Ponge ou Perec, il « note » : « Je m’en tiens au réel ».

Tel un œil de Moscou ou une machine infernale, un projecteur télescopique nous plonge dans une ambiance fantastique et surréelle. Pourtant, le réel est bien là, qui nous rattrape : l’histoire de Nour ou de Mohammed, les LBD, les discours en berne des « experts »… et l’impossible récit. Cela nous parle de l’impuissance de l’écriture, de la nécessité de se compter, de faire cercle pour faire ensuite tomber les grilles. La fin qui se voudrait participative ne prend pas ce soir-là, sans doute à cause de la petite jauge, de l’artificialité de la sortie qui se voudrait « naturelle » aux côtés d’un imposant dispositif technologique (marque de fabrique de la cie KXKM). Pourtant, le texte est sacrément fort, ciselé et l’intention louable : se réapproprier collectivement l’espace public, façon rave party. Les corps finiront bien par se libérer !

« Pas vides de sens »

Du côté du marché, Thierry Combe du Pocket Théâtre, accompagné par Loli Jean-Baptiste, sait emballer sans peser. À deux pas des primeurs, son étal propose des « paroles de théâtre en bocaux ». Bocaux en apparence vides (certains badauds crient à l’arnaque !) « mais pas vides de sens ! », assure le bonimenteur prenant visiblement plaisir à appâter le chaland. Sur les étiquettes, comme sur les pots à confiture, sont indiquées les répliques fameuses qui ont été déclamées puis enfermées. « Une phrase offerte = une phrase offerte » : il suffit en effet d’en « donner » une pour emporter un bocal chez soi.

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« Conserverie », du Pocket Théâtre © Stéphanie Ruffier

Bien achalandée, la Conserverie théâtrale a du classique en stock, bien entendu (« mais quallait-il faire dans cette galère », « cest un cap, un péninsule »…), mais aussi du théâtre contemporain (y compris du théâtre de rue) et même du théâtre du réel, ces petites phrases du quotidien qui font de savoureux apophtegmes. Ecolo, labellisé « culture de proximité ». transgénérationnel, le généreux concept crée de jolis attroupements qui permettent de jouer à la cantonade comme en aparté. Certains gardent un peu leurs distances, car le théâtre, on le sait, peut impressionner ou rendre méfiant (soupçonné d’être bourgeois, cher, intello ou juste chiant !). Mais Thierry et Loli savent mettre à l’aise : si on n’a pas les moyens d’une phrase, on peut aussi troquer le bocal désiré contre un fromage de chèvre, une botte de carottes ou un jus de pissenlit. À moins qu’on ne dégote quelques bons mots dans la petite bibliothèque mise à disposition qui contient du Nicolas Turon, du Racine, ou encore un exemplaire des Déplacés qui ne cesse de tomber.

Ici, comme dans son village natal à Voiteur (Jura) où il a affiné son concept, ça marche ! Thierry saisit « l’ambiance du marché de Mulhouse à 11h07 », se retourne, pudique, pour mettre une réplique en bocal, offre un « quand rien n’est prévu, tout est possible » à un homme las de l’hyper-organisation de sa femme, tandis qu’une infirmière, émue, se lance soudain dans une tirade.

Chacun repart avec sa « parole sous verre », va sans doute colporter le récit de cette aventure, une sorte de « théâtre à emporter ». L’ambiance est à l’échange. On parle proverbes familiaux, on se renvoie la balle, liftée ou goguenarde, ça discute aussi sans les vendeurs, dans les petits attroupements à plus ou moins grande distance : un merveilleux liant. Au-delà du badinage et de la convivialité (déjà un joli présent en soi), cet étal qui rend hommage aux formes foraines évoque avec force et malice quelques problématiques qui secouent le monde du théâtre : le vide et la vacance générés par la crise, mais aussi la force du verbe et de l’immatériel, la nécessité du lien incarné, le don et le contre-don.

Bucolique parc

Le dimanche, on quitte la ville. Les surprises en forêt ont finalement été délocalisées au parc Wallach, l’Office National des Forêts s’inquiétant de la sécheresse et des récentes trombes d’eau qui, cumulées, ont fragilisé les arbres. C’est dans l’herbe qu’a lieu l’épilogue dominical du festival. Au programme, Les Visites de Florent Fagnon du Pocket Théâtre, un concert de Voyou, musicien charismatique qui s’est démené avec fairplay et simplicité avec une trompette prêtée – la sienne ayant malheureusement été estropiée en loge – pour créer un moment heureux autour de ritournelles légères et entêtantes. Mais aussi des surgissements chorégraphiques de la Compagnie Pernette, des formes circassiennes, un travail en cours sur la colère de Muchmuche Compagny, un photomaton… autant de propositions qui créent du partage convivial (en l’absence de buvette, même si le Pastaga du Fabuleux tournoi de pétanque d’Amédée Relou de la Cie Thé à la rue a fait un temps l’affaire).

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« Courtes pièces autour de l’étang », de la cie Pernette © Stépha-nie Ruffier

La journée s’est close sur la 19cérémonie de passation de massues du Collectif Protocole. Les jongleurs de ce projet hors norme quadrillent la France dans tous les sens avec trois massues blanches dans une démarche d’errance réjouissante, hors de la piste, hors des scènes. En soit, ce Périple 2021 constitue une véritable métaphore de l’artiste en situation de crise sanitaire : « Le jonglage, c’est la chute, c’est l’échec ». Le voyage constitue une tentative de reprendre contact avec le réel pour « avoir la vie aussi dure que quiconque » Certains ont ainsi joué devant des pros uniquement, ou des routiers impatients, d’autres se sont vus imposer une déambulation permanente, sans grosse sono. Et la ligne d’arrivée se fera dans un festival annulé, à Aurillac.

Dans la grande pelouse, un rituel orchestre savamment l’attente. On voit finalement apparaître Sylvain Pascal en aérien tutu blanc, accompagné de sa coach, Marie Letellier, chorégraphe. Ils racontent des moments de pure poésie : « Un grand saut, sous la pluie, sans personne pour regarder » et font jongle de tout, de l’herbe, de l’air. C’est Pietro Selva Bonino qui prend le relais en aveugle, yeux bandés, secondé par son meilleur ami.

Prochaine étape : la Chaussée-sur-Marne. Dans une des massues, un viatique, quelques pages d’Entre terre et ciel de Stefànsson : « Certains mots sont des balles de fusil, dautres des notes de violon. Certains sont capables de faire fondre la glace qui nous enserre le cœur et il est même possible de les dépêcher comme des cohortes de sauveteurs quand les jours sont contraires. » Ainsi en est-il de ces massues et de ces corps qui rivalisent avec l’apesanteur. 

Stéphanie Ruffier


Continent, de Stéphane Bonnard

Editions espace 34 • Prix : 10 euros

Jeu : Stéphane Bonnard

Composition et interprétation : Mathieu Monnot

Mise en scène : Pierre Duforeau

Durée : 1 h 15

Tournée

Itinéraire Périple 2021

Pour suivre les trois massues de la performance jonglante itinérante de six mois du Collectif Protocole, rendez-vous sur le site de Périple 2021 (récits des jongleurs et de leurs invités, distance parcourue, graphique recensant les chutes de massues, géolocalisation, date et lieu des cérémonies de passation)

Dans le cadre du festival Scènes de Rue • 68100 Mulhouse

Du 15 au 18 juillet 2021

Gratuit


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☛ Perikoptô, de La Débordante et Richard III ou le pouvoir fou, des Batteurs de Pavés, festival Scènes de rue à Mulhouse, par Stéphanie Ruffier

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