Hymnes aux femmes
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Voilà comment Sarah Toussaint-Léveillé entame son concert : « Merci à toutes ces femmes, belles et campées, qui m’inspirent à l’infini ». Inspirée et bien plus encore, cette jeune auteure-compositrice-interprète québécoise est une révélation. Parmi nos autres coups de cœur du Chaînon manquant 2017 : Magali Heu, remarquable comédienne dans Marla, portrait d’une femme joyeuse.
Pour cette 26e édition, le Chaînon gâte les artistes féminines. Quelle que soit la discipline (musique, humour, théâtre, danse, jeune public…), elles sont nombreuses à s’illustrer dans des prestations de qualité. Et souvent dans des « seule en scène » : À mes amours, d’Adèle Zouane ; ONE et TWO, toute ressemblance, de la Cie Nadine Beaulieu, Je brasse de l’air, de la Cie L’insolite mécanique ; Maligne, de Noémie Caillault ; Pour que tu m’aimes encore, d’Élise Noiraud. Avec Sandra Nkalé, Rakia, Safia Nolin, Laura Perrudin, Verdée, Dom La Nena, les Grandes Mothers et les Banquettes Arrières, Sarah Toussaint-Léveillé fait partie des chanteuses programmées.
Sarah Tousaint-Léveillé, à fleur de peau
Quatre ans après La mal lunée, (son premier album), cette jeune artiste de 26 ans a sorti la Mort est un jardin sauvage en 2016, album restitué en partie dans le concert proposé à la chapelle du lycée Ambroise Paré. Entre pop et chanson folk, ses chansons douces-amères sont imprégnés de mélancolie, car ses textes, très travaillés, évoquent l’amour, la vie, la mort (J’ai perdu un ami est un magnifique hommage). Voilà des thématiques universelles, mais les chansons sont très personnelles et son écriture fine, infiniment poétique. Normal qu’elle ait reçu le Coup de cœur de l’Académie Charles Cros en 2016 ! La relève de la chanson à texte francophone est assurée.
Hommage aux femmes, pour commencer, à sa mère et, à travers elle, à toutes les « Femmes forteresses » (Ta tempête) ; clin d’œil à sa sœur, à ses amies, ses amoureuses : « Comme ta poitrine vibre / Et l’empreinte de ta voix / Soulève mes blessures / Et tes marteaux de doigts / Tonnent à toute usure / Sur mon amour las » (l’Écurie humaine). Sarah puise son inspiration, sinon sa force, dans la nature, comme « sa belle face en fleurs » sur la pochette de son nouvel album l’exprime bien, d’ailleurs : « Ivre d’étoiles / L’âme courbée » (Mille et un cris). « La nature fait son chemin dans les grands corridors urbains / Entendez-vous les oiseaux chanter, chanter / Et pouvez-vous les imiter car je n’entends plus rien » (Dans mon cahier).
Ses mots, gonflés de chagrins, prennent leur envol dès qu’ils sourient. Pour contraster avec tous ces deuils dont il est question, Sarah sait effectivement être drôle, très spirituelle même. D’emblée, la jeune femme révèle sa sensibilité, de façon pudique. C’est qu’elle ose à présent témoigner de sa crise identitaire, mais sans revendication. Et la nature de l’engagement n’est pas que sentimentale. Pas à pas évoque certaines dérives de notre monde, l’obscurantisme qui gagne : « Nous accrochons nos croyances à toutes les tempêtes / Pour refaire en entier toute la lumière du monde / Pas à pas / Jamais je n’irai m’immoler / Sur la place publique ». Sarah tente même d’exorciser la terreur : « En rang / L’avenir imprime le visage de la peur (l’Écurie humaine).
On a du mal à admettre qu’elle est autodidacte, tant elle est douée : guitare, ukulélé, contrebasse… Elle a le verbe haut, une bien jolie voix et le rythme dans la peau : « La musique me glisse entre les doigts / Et dans mon cahier / J’écris. J’écris / La musique me glisse entre les doigts / Et dans mon cahier / Je crie. Je crie » (Dans mon cahier). Elle sait également « broder des notes » (la Guitomane). On sent le temps passé à tricoter l’ambiance avec ses compagnons, car les arrangements sont très soignés. Sur scène, elle se produit en effet en quatuor : un contrebassiste, une violoncelliste et une violoniste l’accompagnent à la guitare tantôt acoustique, tantôt électrique. Alors, cela vaut vraiment la peine d’assister au concert, surtout qu’en tournée en Europe, plusieurs dates sont prévues en France.
Marla, mise à nu
Encore plus libre que Sarah, Marla affirme son droit à disposer librement de son corps. Marla a 25 ans, elle est escort-girl. Marla existe. Denis Maillefer l’a rencontrée, a mené une longue série d’interviews, et écrit un solo à la première personne, pour une actrice. Intello et militante, cette travailleuse du sexe aime son métier. Oui, on peut se prostituer tout en conciliant hédonisme et féminisme ! Elle précise toutefois qu’elle est privilégiée car elle a choisi ce métier, ne travaille pas dans la rue et mène ses affaires comme une grande. C’est une vraie « fille de joie », donc, qui se présente plutôt comme « une travailleuse sociale » qui fournit « des prestations de services sexuels » clés en main, si l’on peut dire. Et elle assume ses désirs : « J’aime le sexe, aime jouir et faire jouir ».
L’œil malicieux, la bouche gourmande, Magali Heu est sobre, juste et délicate. Jamais dans la revendication, malgré les convictions de son personnage. Exposée à tous les regards, Marla se dévoile ainsi magnifiquement, anecdotes à l’appui. L’interprète irradie de sa belle présence et tient son public en haleine de bout en bout : description du métier dans les moindres détails, ses joies et ses peines, son rapport au corps, mais aussi aux sentiments, les tabous, le sexe dans nos sociétés, et même l’aspect fiscal et juridique. C’est que Marla a fait Sciences Po ! Tout est parti de là, d’ailleurs, d’une étude (de terrain) à fournir dans le cadre de ses enseignements.
Si la forme est assez proche d’une conférence, le fonds est peu banal. Entre veine documentaire et autofiction intime, le spectacle dit le vertige de nos intimités supposées décomplexées, modernes. Car au-delà des ficelles du métier, Marla témoigne des évolutions des mœurs, en particulier des pratiques sexuelles. Ainsi, cette « polyamoureuse » partage volontiers son cœur avec des hommes et des femmes qui, comme elles, fuient « les partenaires exclusifs et restrictifs ».
« Regardez-moi », ne cesse de répéter Marla. Ce leitmotiv aide à pénétrer dans sa bulle érotique, mais la scénographie composée de panneaux dédoublés, comme dans les shootings de mode, avec des éclairages modulables, suggèrent la complexité d’un tel sujet, les blessures secrètes, les failles insondables. Bien qu’en quête de normalité, cette putain respectée, ni victime ni soumise, véritablement émancipée, sème le trouble. ¶
Léna Martinelli
La Mort est un jardin sauvage, de Sarah Toussaint-Léveillé
Avec : Sarah Toussaint-Léveillé (guitare), Fany Fresard (violon), Marianne Houle (violoncelle), Jérémi Roy (contrebasse)
Tournée ici.
Production : Musicaction
Contact tourneur, agent : Guillaume Ruel • ruelgui@gmail.com
Marla, portrait d’une femme joyeuse, de Denis Maillefer, d’après les paroles de Marla et avec la collaboration de Magali Heu et Magali Tosato
Mise en scène: Denis Maillefer
Avec : Magali Heu
Assistante de mise en scène: Magali Tosato
Lumière : Laurent Junod
Scénographie : les Ateliers du Colonel
Teaser ici.
Dans le cadre du Chaînon manquant 2017
Du 12 au 17 septembre 2017 à Laval et Changé
Site du festival
6 € par spectacle en journée | 6 € et 8 € par spectacle à partir de 20 heures