« La Reprise », de Milo Rau, Gymnase du lycée Aubanel à Avignon

« La Reprise – Histoire(s) de théâtre (I) » de Milo Rau © Christophe Raynaud de Lage

Étrange réel au cœur du théâtre

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Dans sa nouvelle création, l’artiste suisse (actuel directeur du Théâtre national de Gand) poursuit son exploration du réel et de sa représentation. « La reprise – Histoire(s) de théâtre (I) » interroge la violence d’un fait divers, le regard et l’illusion théâtrale. Un spectacle dense, catharctique, efficace.

Un soir de mai 2012, à Liège, Ishane Jarfi indique leur route à des jeunes. Rencontre fortuite et néanmoins tragique, comme celle d’Œdipe avec un vieil homme à un carrefour, sur le chemin de Corinthe, aboutissant au fameux parricide. Ishane est torturé à mort pendant des heures, par le groupe d’homophobes stupides. « Banalité du mal » absurde, insensée, traumatisante, mêlant barbarie sociale et imbécillité. Milo Rau choisit ce cas pour questionner le sens de la violence humaine, tâcher de l’adoucir et de la transformer. Mais comment faire du théâtre avec un tel matériau ?

Sociologue, journaliste, élève de Bourdieu, le metteur en scène et cinéaste a d’abord mené un travail d’enquête, comme à son habitude. Après avoir côtoyé des survivants rwandais pour Hate radio, des acteurs roumains pour les Dernières heures de Ceaucescu, ou des enfants belges pour Five easy pieces (ayant trait à l’affaire Dutrou), il a contacté les protagonistes du drame. Les parents d’Ishane, son ex-petit ami et l’un de ses meurtriers ont participé à la création de la pièce. Déjà, leurs témoignages ont constitué des « répétitions », des remémorations subjectives, de l’événement traumatique. Des points de vue sur une vérité obscure. Certains ont aussi participé au casting des comédiens et au travail sur le plateau. Voilà qui éclaire le sens de l’expression « représentation réelle » chère à Milo Rau et son geste artistique (rappelons son engagement dans la maison de production International Institute of Political Murder).

Présence visible

Clin d’œil à Godard qui, dans ses Histoire(s) du cinéma, évoquait des histoires d’images et de montages, Histoire(s) du Théâtre (I) catalyse des questionnements sur l’acteur et la mise en scène. Comment entrer sur un plateau, être présent ? Comment le quitter ? En se passant une corde au cou (une scène marquante se réfère à une citation de Mouawad évoquant cette action radicale) ? Comment créer à partir de soi ? Comment se produit la magie théâtrale ? Quelle vérité donne-t-elle à voir ? Quels fantômes ? L’originalité du spectacle consiste justement à trouver une forme qui tresse ensemble ces problématiques avec celle de la violence – au cœur du théâtre depuis ses origines. Les comédiens, professionnels et amateurs dans la vie, interprètent des personnes passant un casting. Il s’agit de monter la tragédie d’Ishane Jarfide. Acteurs, gardienne de chiens ou magasinier se présentent, face public. Puis, on les retrouve avec les casteurs dans un film projeté sur écran et sur scène. Le décalage entre l’image filmique et celle des corps permet de mesurer l’écart entre ces deux types de représentations. Elle souligne le rôle du cadrage, la porosité entre personne et personnage, entre illusion et réalité.

Le spectacle a beau exhiber ses conditions de création (casting, création à partir de ce qu’apportent les acteurs, écriture au plateau), dans une sorte de distanciation propre à questionner notre point de vue et la dramaturgie de la violence, on entre pleinement dans la fiction. Les coups sont faux, on sait que le comédien jouant Ishane n’est pas arabe, que la musique a été proposée par le magasinier. Mais on y croit ! On ressent dans nos corps cette violence inouïe et sa sublimation par la mise en scène. Les acteurs sont là, dans une impérieuse nécessité, parfaits.

L’espace est rempli de quelques éléments concrets : chaises, voiture, écrans, pluie, sang. La dramaturgie est ironiquement réglée : cinq « chapitres » ou actes (précédés d’un prologue et suivis d’un épilogue). La création sonore crée une atmosphère, génère des émotions ; les lumières infléchissent notre perception. Simple et fulgurant : l’illusion théâtrale est exhibée mais bat son plein ! Constat jouissif.

La Reprise fait donc l’éloge des pouvoirs de la représentation. Elle respecte les dogmes fixés dans le Manifeste de Gand (changer la réalité, utiliser plusieurs langues, avoir des acteurs amateurs, peu de texte classique, un décor simple et modulable, etc.) pour composer une forme performative. La pièce fait (re)vivre le crime contemporain, le déconstruit et le transfigure. Rien moins que cela. Leçon grandiose qui excède le genre « documentaire ». Ishane, devenu spectre dramatique, apparaît. Le théâtre a déchiré le voile du réel, à jamais étrange. 

Lorène de Bonnay


la Reprise – Histoire(s) du théâtre(I), de Milo Rau

Mise en scène : Milo Rau

Avec : Tom Adjibi, Sara De Bosschere, Suzy Cocco, Sébastien Foucault, Fabian Leenders, Johan Leysen

Durée : 1 h 40

Teaser vidéo

Photo  ©  Christophe Raynaud de Lage

Gymnase du lycée Aubanel • rue Palapharnerie • 84000 Avignon

Dans le cadre du Festival d’Avignon

Réservations : 04 90 14 14 14

Du 7 au 14 juillet 2018, à 18 heures

De 10 € à 30 €


À découvrir sur Les Trois Coups :

Hate radio, de Milo Rau, par Aurore Krol

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