Sitcoms et tragédies : une trilogie vengeresse bluffante
Par Brigitte Cohen
Les Trois Coups
Simon Stone est un compilateur de génie des grands textes du répertoire dramaturgique occidental. Après sa lecture très moderne de Médée, ses réécritures passionnantes de Tchekhov et d’Ibsen, sa dernière création le prouve encore. « La Trilogie de la vengeance », inspirée de pièces baroques sanglantes, forme une série théâtrale captivante.
Avec un tel titre, on se voyait embarquer dans un polar noir dont le cinéma coréen ou japonais a le secret. Sauf que le jeune metteur en scène australien poursuit sa réflexion sur les histoires et mythes fondateurs. Il aime en brasser la pulpe narrative. Il sait capter l’univers d’un auteur au travers de ses œuvres plurielles pour extraire ce qu’elles ont d’universel et donc de parfaitement adaptable à notre époque. Il le fait dans une langue parlée, réduite, télescopée, parfois brouillée : celle de ses contemporains sur les écrans.
Cette fois-ci, il s’intéresse à la violence gore de trois tragédies particulièrement sanglantes de l’époque élisabéthaine : Titus Andronicus de Shakespeare, Dommage qu’elle soit une putain de Ford et l’Échange de Middleton. Il emprunte aussi à une tragi-comédie espagnole de Lope de Vega qui met en scène un commandeur prédateur sexuel. Au menu, des viols, un inceste, l’assassinat d’une fille par son père et la mort programmée d’un jeune marié par son épouse. Le tout se trouve composé au plateau, dans une écriture largement imprégnée des propositions de chacun des comédiens. On s’attend à des décapitations, des amputations et des hurlements, de l’hémoglobine dégoulinant et une forme de sidération tragique. Pas du tout. On assiste plutôt à une série théâtrale réjouissante !
Un univers affiché de sitcom
On a adoré. Non pas le propos de Simon Stone lui-même, la réponse vengeresse, quatre siècles après, des femmes humiliées et soumises au désir des hommes (avec un homme sur le plateau et sept femmes qui lui feront la peau). Mais plutôt l’univers révélé par la scénographie : un décor cadré d’open space, de chambre d’hôtel et de restaurant chinois. On trouve dans ces espaces de sitcom toutes les configurations sociologiques et sexuelles concentrées : la P.D.G. vacharde, la femme dominante, la mère perchée et totalement égocentrique, la fille enceinte de son frère, l’autre fille mariée et abandonnée le jour de son mariage, etc. Humour, décalage, lucidité sur les pulsions qui animent nos vies et sur nos propres monstruosités, se trouvent ainsi exhibées. La jouissance de la revanche féminine sur le masculin aussi.
Franchement, comment ne pas être séduit par ce scénario au service d’une ingéniosité scénique formidable ? Certes, le texte moderne, oral, parfois volontairement creux, peut décevoir. D’aucuns diront même que sa faiblesse le désacralise. C’est un combat du passé. Cette réécriture parle à ses contemporains avec une belle évidence.
Une réflexion d’aujourd’hui sur le personnage de théâtre
Simon Stone propose une véritable réflexion sur la notion de personnage, grâce à un dispositif époustouflant : trois groupes de spectateurs (A, B, C) et trois scènes pour la représentation. Deux entractes permettent à tous les spectateurs d’assister aux trois scènes par rotation. Les trois lieux de la fiction observent aussi un décalage temporel, allant des années 1980 aux années 2000, avec des personnages vieillis et mûris. Sophistication supplémentaire : comme les comédiens ne peuvent être présents sur les trois plateaux à la fois, les femmes changent cinq fois de rôles chacune, et l’homme joue le père et le fils. Cela exige une précision horlogère dans le déroulé des apparitions et des changements de costumes, ainsi qu’une exigence de tous les instants, une énergie communicative, de la part des interprètes. Malgré l’ancrage temporel du décor et des costumes, les personnages sont enrichis des différentes personnalités des comédiens, tous excellents et collectifs. Le spectacle se trouve ainsi hissé à une forme d’universalisation que le texte seul portait dans la tradition théâtrale.
Il reste au spectateur de résoudre l’énigme de ce vaste puzzle. Les plus chanceux suivent l’ordre chronologique à peu près, les autres finissent par la recomposer de manière ludique et active. Quelle excellente soirée, avec un théâtre écrit et pensé pour son époque. ¶
Brigitte Cohen
La Trilogie de la vengeance, de Simon Stone
D’après Dommage qu’elle soit une putain de John Ford, The Changeling de Thomas Middleton et William Rowley, Titus Andronicus de William Shakespeare, Fuente Ovejuna de Lope de Vega
Texte et mise en scène : Simon Stone
Avec : Valéria Bruni Tedeschi, Eric Caravaca, Servane Ducorps, Adèle Exarchopoulos, Eye Haïdara, Pauline Lorillard, Nathalie Richard, Alison Valence, et la participation de Benjamin Haddad Zeitoun
Durée : 3 h 45 (avec deux entractes)
Photo © Élisabeth Carecchio
Odéon-Théâtre de l’Europe • Ateliers Berthier • 1, rue André Suarès • 75017 Paris
Du 8 mars au 21 avril 2019, du mardi au samedi à 19 h 30, le dimanche à 15 heures, relâche le lundi
De 8 € à 37 €
Réservations : 01 44 85 40 40
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