Leurre de vérité
Par Laura Plas
Les Trois Coups
« La Vie Invisible » fait de l’incessante désorientation du public sa colonne vertébrale. Un spectacle qui incite à aller au-delà de ce que l’on voit ou croit, et dont la forme même, aride, est une prise en compte des spectateurs mal voyants qu’il évoque.
À dire vrai, je n’ai pas applaudi chaudement La Vie Invisible. Je suis sortie avec le sentiment d’avoir été dupée. Je venais voir un spectacle sur la cécité, j’avais l’impression, et on me le confirmait sur scène, que ce n’était pas ça, pas seulement ça. Le spectacle n’avait cessé de m’échapper, cela créait une sorte de frustration. Et puis, c’est une question de goût, la boîte blanche que présentait la scénographie me faisait penser à une salle des fêtes, assez laide, le jeu des comédiens, à des mises en scène de Pascal Rambert que je n’aime pas.
Et pourtant. Pourtant, il s’était passé quelque chose. Non seulement, en sortant, je me suis dit que j’avais entendu un texte aussi redoutable qu’un sable mouvant, un reptile qui ondoie et se redéplie sans cesse, mais je n’ai cessé de repenser à la pièce. Et j’ai finalement admis que de manière, certes oblique et cérébrale, elle parlait aussi de la perception des mal ou non voyants.
Trouble dans la représentation
Tout commence de manière rassurante. On est en effet à la première personne, comme on l’attend d’un témoignage : Thierry Sabatier, comédien amateur non voyant s’avance avec sa canne. Venu du public, il s’adresse à nous, dans la salle. Le rideau n’est pas ouvert. Thierry Sabatier nous parle de lui et de la genèse du spectacle que nous allons voir, inscrivant la pièce dans le réel et concluant un pacte d’authenticité. Cependant, le trouble est déjà là. D’abord, comme l’explicite malicieusement le comédien, on peut se demander s’il joue à être aveugle. Le théâtre n’est-il pas habité d’aveugles de fiction incarnés par des voyants ?
Surtout, Thierry Sabatier évoque comme en passant la scène inaugurale du Mépris de Jean-Luc Godard, où le corps de Brigitte Bardot fait écran au sens évident de la scène : une rupture. Il faut avoir vu l’entièreté du film pour le comprendre… Comme il faut avoir achevé la pièce pour saisir les allusions à Œdipe. La pièce va donc changer sans cesse de sens, comme les comédiens (deux acteurs professionnels et voyants qui rejoignent Thierry Sabatier) nous confient avoir changé de projet : ils se sont posés en effet successivement les questions de la perception, puis de la mémoire ; ils ont glissé du « je » de Thierry à celui de sa mère, de son histoire à celle de ses parents, pour parvenir en territoire théâtral.
De fait, les scènes avec les parents ont un côté Scènes de la vie conjugale, qui n’est pas sans lorgner vers le théâtre nordique qu’apprécie Lorraine de Sagazan : Lars Noren, Ibsen. Ça crie, ça se déchire. Les corps se tordent, seuls, face à face. Parfois, c’est franchement pénible. Mais la fatigue que l’on éprouve s’apparente à celle d’un spectateur de Bergman.
Les situations extrêmes qui sont racontées sont tout aussi théâtrales : on assiste même comme à des répétitions entrecoupées d’adresses et d’explications sur le processus de recherche de l’équipe de création. Certes, ces coupures empêchent souvent d’être en empathie, mais on peut les entendre comme un moyen de protéger le témoin présent sur scène. La parole de Thierry Sabatier matinée des souvenirs de théâtre des auteurs et spectateurs est pudiquement médiatisée.
Thierry à Colone
Enfin, on prend vraiment le large vers le mythe. L’histoire d’Œdipe contamine celle du témoin de manière de plus en plus forte, mais jamais explicite. On ne peut s’en étonner, si on songe que le mythe est lui-même une enquête, une histoire d’aveuglement, si on se souvient que cette histoire a été aussi interprétée comme révélant le rapport étroit du fils à la mère. Alors, comme lorsqu’on lit la pièce de Sophocle, on perçoit dans la Vie Invisible l’ironie de certaines répliques, leur double sens. Et on se dit aussi que le vide de l’espace scénique met à égalité voyant et non voyant : ici, il faut se focaliser sur ce qu’on entend, pressent, et non ce qu’on voit.
En ce sens, on dira que la Vie Invisible avance masquée. C’est une expérience, mais une expérience quelque peu conditionnée par le rapport que l’on a à l’histoire du théâtre : une histoire de mémoire, donc, plus que de vision. Pas plaisant, mais troublant et profondément original. 🔴
Laura Plas
La Vie invisible, de Guillaume Poix
Le texte est édité aux Éditions théâtrales
Site de la metteuse en scène
Conception et mise en scène : Lorraine de Sagazan
Avec : Romain Cottard, Chloé Olivères et Thierry Sabatier
Collaboration artistique et dramaturgie : Romain Cottard
Lumière : Nicolas Diaz
Son : Clément Rousseau, Camille Vitté
Durée : 1 h 10
Dès 15 ans
Théâtre de L’Union-Centre Dramatique National du Limousin • 20, rue des Coopérateurs • 87000 Limoges
Les 22 et 23 mai 2024
De 6 € à 22 €
Réservations : 05 55 79 90 00 ou en ligne
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☛ Entretien avec Lorraine de Sagazan pour L’Absence de père, d’après Platonov d’Anton Tchekhov, par Juliette Nadal
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Photos © Christophe Raynaud de Lage