Au crépus-cul de la vie
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Comment se vit et se fait l’amour au troisième âge ? La vie sexuelle des personnes âgées : un sujet encore tabou ! À partir de témoignages poignants et cocasses, habilement mis en scène, Mohamed El Khatib propose un théâtre où la vulnérabilité devient puissance. Un spectacle drôle et sensible. Sacrément culotté aussi.
Lors de séances de travail en Ehpad, Mohamed El Khatib est touché par certaines confidences, la révélation de facettes trop méconnues de nos anciens. Une centaine de vieux en France et en Belgique, des femmes et des hommes âgés de 75 ans à 102 ans acceptent de se livrer. Comme à son habitude, l’auteur conçoit une création documentée, une sorte de « sociologie en actes ». Il en invite ensuite huit à évoquer sur scène ces histoires de cœur dans leurs aspects les plus intimes. Tous les genres et origines sociales sont représentés. Le metteur en scène n’a pas fait de casting, privilégiant l’intensité des rencontres. Ont été retenus des amateurs enjoués, donc, des gens qui aiment.
Bilans
Un livre (« pièce à obsolescence relative ») est publié. Un film, adapté de cette expérience, sortira même en 2025. Toutefois, dès le début de la représentation, le public est averti : « Compte tenu de leur âge, les personnes présentes dans ce spectacle sont susceptibles, telle Dalida, de mourir sur scène d’un instant à l’autre ». La mort est présente, en embuscade. Elle est même exposée avec Georges, qui fait une entrée fracassante dans son urne, avant un hommage sur grand écran (il a bel et bien tiré sa révérence pendant les répétitions). Pourtant, le spectacle est bel et bien vivant.
Troubles de l’érection (une femme médecin fait partie de la distribution), mais aussi souvenirs, anecdotes croustillantes, fantasmes érotiques… L’heure est au bilan, à la croisée de récits de vie. Les corps sont fatigués. Pas la verve. Surtout, l’amour demeure, quelle que soit la génération, y compris le désir ! Pourquoi les vieux ne pourraient-ils pas avoir une sexualité débridée ? Comment les normes sociales plombent-elles les relations, jusque dans l’intimité ?
Jacqueline, ancienne présentatrice télé, choisie selon elle car « j’articule bien », ouvre le bal : « J’ai 92 ans et j’ai envie de faire l’amour tous les jours », révèle-t-elle, depuis sa chaise roulante. Quand elle évoque la différence entre aujourd’hui et ses 20 ans, elle lance : « Ce qui me manque c’est de ne plus embrasser quelqu’un sur la bouche », et également de savoir « qu’on existe aux yeux de quelqu’un, qu’on manque à quelqu’un ». Quant à Jean-Pierre (l’aîné), il avoue : « L’esprit voudrait, mais la chair s’affaiblit. Alors on invente… ou dans mon cas, on bricole… ». Annie (82 ans), Sally (75 ans), Martine (76 ans), Micheline (77 ans) et Chille (qui ne dit pas son âge) leur emboîtent le pas (avec ou sans déambulateur).
Feu « d’arty fesses »
Sur la scène de bal, les interprètes jouent le jeu, s’exposant sans fard, affrontant le regard du public. Ils ne content pas fleurette, ne tournent pas autour du pot. Ils parlent cru et fort, abordent les interdits d’hier et d’aujourd’hui. Si l’homosexualité est désormais tolérée, les idylles de parents âgés dérangent effectivement beaucoup d’enfants. Des maltraitances sont dénoncées. Le récit du suicide d’Anne, séparée de son amant suscite une forte émotion. Toutefois, la joie de vivre reprend aussitôt le dessus.
Deux d’entre eux jouent un extrait de Roméo et Juliette. Ainsi, Mohamed El Khatib signifie-t-il que ces vieux en ont assez d’être infantilisés car, dans cette situation inversée, ce sont les jeunes qui empêchent les vieux amoureux. Encore sous le choc de sa découverte (Mme Millon à quatre pattes avec son voisin de chambre, pendant que son mari était à sa recherche !), une aide-soignante raconte. Elle est là pour accompagner chacun. Mais elle se métamorphose aussi en bête de scène, offrant, en guise de bouquet final, le programme idéal – so sexy – plutôt que des spectacles de patronage mortifères. Une fantaisie à la hauteur de ces récits décomplexés.
Respect et dignité
Humaniste et généreux, Mohamed El Khatib porte un regard tendre et pudique : « Réceptacle de cette confiance, je me suis senti chanceux Je n’ai pas voulu trahir leurs histoires, comme si c’était leurs derniers mots, qu’il fallait en prendre soin ». Tout ne tient qu’à un fil. Discret chef d’orchestre, il présente les protagonistes, distribue la parole, aide dans les déplacements et pare à tout imprévu, en toute délicatesse : « Chille oublie une partie du texte, c’est pas grave ! Que Jacqueline réponde encore à son oreillette plutôt qu’à son partenaire, c’est pas grave ! Ce n’est pas tout à fait le spectacle que j’aurais voulu créer mais, politiquement, c’est le geste que je voulais faire. Et j’assume. J’adore ce spectacle. Peut-être parce qu’il m’échappe… », précise-t-il dans un entretien accordé à Marie-Josée Sirach de L’Humanité. Le jeu est faux : peu importe ! La mise en scène rythmée évite tous les écueils.
La psychologue, psychothérapeute et écrivaine Marie de Hennezel est l’une des premières à avoir abordé ce sujet (lire notamment l’Âge, le désir et l’amour, 2016). Cependant, c’est inédit sur scène. La figure de proue du théâtre documentaire continue d’œuvrer à la transformation sociale en donnant à voir et à entendre les « invisibilisés » eux-mêmes : après les corps populaires, les corps étrangers… les corps usés, via « un angle mort », comme il se plaît à le dire. Il confère à ces personnes, au crépuscule de leur vie, une force peu commune.
C’est « presque une contribution d’utilité publique », estime Mohamed El Khatib . Aussi artistique que politique, ce projet, d’une grande vitalité, devrait être remboursé par la Sécu, en effet. Vieillir ne rime pas qu’avec mourir. Le rapport au temps, à la chair et au plaisir est différent, avec une conception débarrassée de la performance. Comme dit Lombardo : « Aujourd’hui, j’ai le temps d’enlever mes chaussettes ». De quoi jouir encore un peu de la vie ! Et ça rime. Et on aime.
Léna Martinelli
La Vie secrète des vieux, de Mohamed El Khatib
Zirlib
Publié aux Solitaires Intempestifs, juin 2024
Conception et réalisation : Mohamed El Khatib
Dramaturgie et coordination artistique : Camille Nauffray
Collaboration artistique : Mathilde Chadeau
Scénographie et collaboration artistique : Fred Hocké
Vidéo : Emmanuel Manzano
Son : Arnaud Léger
Avec : (en alternance) Annie Boisdenghien, Micheline Boussaingault, Marie-Louise Carlier, Chille Deman, Martine Devries, Jean-Pierre Dupuy, Jacqueline Juin, Jean-Paul Sidolle, Yasmine Hadj Ali…
Durée : 1 h 10
Conseillé dès 15 ans
Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon • 58, rue de la République • 30400 Villeneuve-lez-Avignon
Du 4 au 19 juillet 2024 (sauf les 6, 10 et 14), à 18 heures
Dans le cadre du Festival d’Avignon, avec les 51e Rencontre(s) d’été de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon
Tournée ici :
• Du 12 au 26 septembre, Théâtre de la Ville-Les Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
• Les 8 et 9 octobre, Espace 1789, à Saint-Ouen
• Le 11 octobre, Théâtre de Choisy-le-Roi
• Du 27 au 29 novembre, Théâtre d’Orléans scène nationale
• Du 12 au 15 décembre, la Comédie de Genève (Suisse)
• Les 18 et 19 décembre, Points Communs, scène nationale Cergy-Pontoise Val d’Oise, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
• Les 9 et 10 janvier 2025, Théâtre du Bois de l’Aune, à Aix-en-Provence
• Du 13 au 15 janvier, Tandem, scène nationale Arras
• Les 17 et 18 janvier, Le Channel, scène nationale Calais
• Le 28 janvier, Équinoxe, scène nationale Chateauroux
• Le 30 janvier, La Halle aux Grains, scène nationale Blois
• Du 12 au 15 février, La Comédie, scène nationale Clermont-Ferrand
• Du 11 au 15 mars, TNB, à Rennes
• Les 28 et 29 mars, Bonlieu scène nationale
• Les 8 et 9 avril, Espace Malraux, scène nationale Chambéry Savoie
• Du 15 au 17 avril, MC2, à Grenoble
• Les 27 et 28 mai, L’Espal, scène nationale Le Mans
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Pourquoi les vieux qui n’ont rien à faire traversent-ils au feu rouge ?, Collectif 2222, par Stéphanie Ruffier
Photos : © Christophe Raynaud de Lage