« L’Augmentation », Georges Pérec, Théâtre 14, Paris

Variations en si mineur

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Comme Kafka, Georges Pérec a dénoncé les systèmes bureaucratiques régentés par les hiérarchies. Anne-Laure Liégeois se saisit de sa pièce truculente, l’Augmentation, pour livrer une mise en scène furieusement drôle et sans concession. Avec Olivier Dutilloy et Anne Girouard, nous sommes vraiment à la fête. Construction littéraire, composition des interprètes, mise en scène : tout est remarquable !

La cie Le Festin n’a pas attendu la réforme sur la retraite pour aborder les affres du travail. Dernier volet, l’Augmentation clôt la trilogie Entreprise (après le Marché, de Jacques Jouet et l’Intérimaire, de Rémi De Vos). Écrits à plus de cinquante ans d’intervalle (1968, 2020, 1995), ces trois textes sont toujours d’actualité. Bien que décrivant des époques différentes, ils ont en commun de poser un regard décalé sur l’emploi. Créé il y a dix ans, cette dernière pièce continue de tourner. Au-delà des conditions salariales et de la précarité des subalternes, l’auteur y dénonce la souffrance au travail, la violence d’un système qui ignore et exploite les humains, considérés comme des bouffons.

Texte d’une efficacité redoutable

Peu après les événements de 1968, Georges Pérec conçoit un dialogue féroce, mais désopilant. En bon Oulipien, il choisit des contraintes parfaitement adaptées au propos : formaliser les aspects relationnels selon les codes organigrammatiques et ceux binaires de la programmation informatique. Cela donne un texte en six étapes : la proposition, l’alternative, l’hypothèse positive, l’hypothèse négative, le choix et la conclusion.

© Christophe Raynaud de Lage

La scène introductive est donc déclinée en une série de variations, à partir de cette figure de rhétorique consistant à empiler des séries d’arguments afin d’emporter la conviction : « Pour obtenir une augmentation, il faut d’abord parcourir un long couloir percé de trous, il faut que la secrétaire du chef de service soit là et de bonne humeur, que le chef de service soit là aussi, qu’il entende quand on frappe et dise d’entrer, qu’il propose ou non un siège, qu’il écoute, puis se laisse convaincre, jusqu’à concéder l’augmentation, du moins qu’il en parle, à son tour à son chef de service… ».

Mode d’emploi absurde

Cette préparation, digne d’athlètes de haut niveau, s’appuie sur le comique de répétition, avec des situations loufoques en boucle jusqu’à atteindre leur paroxysme : « Ou bien ce dernier est dans son bureau (…) Ou bien il n’y est pas (…) ». Derrière l’apparente banalité, une complexité littéraire, une partition quasi musicale et un défi théâtral. En effet, au-delà du ridicule, comment restituer les rêves et les espoirs de ces employés, au demeurant très dignes ? En somme, comment sauver les meubles, ou plutôt ces humains, en respectant le rythme si singulier de la pièce, sorte de variations en si mineur ?

Tantôt vainqueurs et tantôt vaincus, les personnages répètent inlassablement les mêmes gestes et mots, comme des automates, jusqu’au dérèglement. Parfois solidaires, parfois adversaires, ces collègues de bureau renversent aussi les rôles, celui du patron sourd, compatissant ou tortionnaire, puis celui de l’employé à l’air remonté ou abattu, pour Olivier Dutilloy.

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Anne Girouard, il s’en donne à cœur joie. Engoncés dans des costumes stéréotypés et assis immobiles côte à côte, mains sagement posées à plat sur une table, comme des pantins, tous deux entament le texte de façon mécanique. Ensuite, un mot déclenche une intonation, qui provoque à son tour un regard suggestif ou un geste significatif, puis un tourbillon, voire une tornade. Théâtre physique, expressivité du visage, diction, rythme… Les comédiens – excellents – suivent leur partition à la lettre, poussent haut et fort l’art de la dérision, sous la direction précise d’Anne-Laure Liégeois.

Fidèle à son théâtre profond, humain, politique, celle-ci nous donne à entendre le sous texte – l’ambition, la rancœur, le désespoir – et à voir ce qui se passe dans le couloir, sur les sièges et sous le bureau… Oui, on a de quoi s’indigner. Alors on rit ! Sur une scène quasi vide (un bureau et deux sièges), malgré très peu d’accessoires, on imagine l’entreprise, le couloir sinistre, la tour labyrinthique. Jusqu’au vertige. Et on finit avec eux dans une impasse. Car le destin de cet homme et de cette femme est tout tracé. « Ou bien » ? Envisager toutes les hypothèses permet de faire le tour de la question, mais pas forcément d’obtenir gain de cause ! 🔴

Léna Martinelli


L’Augmentation, de Georges Pérec

Le Festin, compagnie Anne-Laure Liégeois
Mise en scène : Anne-Laure Liégeois
Avec : Olivier Dutilloy, Anne Girouard
Création lumière : Guillaume Tesson
Costumes : Séverine Thiébault
Assistanat à la mise en scène : Camille Kolski
Durée : 1 heure

Théâtre 14 • 20, av Marc Sangnier • 75014 Paris
Du 3 au 21 janvier 2023, mardi, mercredi, vendredi à 20 heures, jeudi à 19 heures, samedi à 16 heures
Réservations : 01 45 45 49 77

Tournée :
• Les 26 et 27 janvier au Méta, CDN de Poitiers
• Le 3 mars, Le Quai des rêves, centre culturel de Lamballe

À découvrir sur Les Trois Coups :
The Great Disaster de Patrick Kermann, par Léna Martinelli

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